Dans les prisons, y’a pas que des matons. Après avoir décrit la douce vie des gardiens du pénitencier de Kondengui, voici un petit aperçu du quotidien de Pierre, prisonnier bienheureux
Comme pour s’éloigner des oreilles indiscrètes, Jérémie nous propose une escapade en ville. Il doit escorter un prisonnier malade à l’Hôpital Central de Yaoundé. « Le sida… », nous glisse-t-il d’un air entendu, tandis qu’un jeune gars vient nous serrer la pince. Le léger fumet de sueur fermentée mis à part, rien ne distingue le bagnard des passants ordinaires. Pierre, appelons-le ainsi, a un visage d’ange et un look de rappeur.
On s’engouffre à l’arrière d’un taxi de passage, entre l’ange sans menottes et le gardien sans arme. Malgré l’air jovial et rassurant des deux compères, le chauffeur s’agrippe au volant et s’agite sur l’accélérateur. Pierre, apprend-on, est accusé d’assassinat. Incarcéré depuis trois ans, sans avoir encore été ni jugé ni condamné (sauf par la maladie…), Pierre est un prisonnier modèle. Le jeune homme, 33 ans, a décidé de « consacrer sa vie à Dieu ». Levé tôt chaque matin, il passe ses journées en prière, à la chorale ou à propager la parole divine dans les couloirs surpeuplés de la prison. Faute d’un personnel pénitentiaire suffisant, et suffisamment payé, les bonnes sœurs sont omniprésentes à Kondengui, et font une bonne partie du boulot [1] .
Exemplaire, religieusement parlant, Pierre a bénéficié d’un coup de pouce de la Providence. « Moi, j’ai la chance d’avoir ma famille qui me soutient, reconnaît-il. Ce n’est pas si fréquent ! Les autres détenus sont souvent des enfants de la rue qui ont quitté leur province pour la ville, et sont tombés dans le crime… ». Du livre de prière qu’il promène avec lui, Pierre extirpe un carnet d’adresses aux pages jaunies. « Ma sœur habite à Volessanvlin, et j’ai un frère à Rosseny… ». Il nous tend la relique, en pointant les numéros en « 0033 ». Vaulx-en-Velin, Rosny-sous-Bois. Le paradis, vu de Kondengui.
C’est en tout cas la générosité de sa sœur émigrée qui a permis à Pierre d’éviter le bout de l’enfer. Grâce à un joli dessous-de-table (15.000 Cfa, 23 euros), il a obtenu une place au « quartier semi-résidentiel », sorte de palier intermédiaire entre le mouroir des misérables et les cages dorées des DDP (détourneur de deniers publics) déchus. Les détenus n’y sont « que » 18 par cellule (presque un lit par personne !), peuvent regarder la télévision (quand elle fonctionne) et même préparer leurs propres repas (quand les familles apportent de quoi). Grâce au soutien familial, Pierre échappe depuis trois ans à la pitoyable pitance, quelques grammes de riz-haricots, infligée quotidiennement à ceux qui n’ont pas sa « chance ».
À la prison plus qu’ailleurs, l’argent fait la loi. Une miette de viande ? Un coup de fil à la famille ? Une ballade hors des murs ? Tout s’achète, tout se vend. C’est ainsi qu’on peut voir des VIP bien lestés sortir du pénitencier de bon matin, à bord de leur berline à chauffeur, pour ne revenir qu’au soir [2]. Dans les « quartiers populaires », les trafics peuvent être plus sordides. On a vu des prisonniers acheter les crachats de co-détenus tuberculeux, pour les glisser dans le riz-haricot de quelque rival… « Les relations sexuelles aussi se monnayent, insiste notre prisonnier sidaïque. On peut vous acheter avec un simple bout de pain ! »
Pierre sort un biffeton de sa poche. On est arrivé à l’hôpital. Le taximan, soulagé, attrape la coupure et se taille.
Fait suite à l’article : Des prisons à la Kondengui in Bakchich#18
[1] Le reste étant fait pas les détenus eux-mêmes, notamment ceux qu’on appelle les « corvéables » (qui ont purgé les trois quart de leur peine). Ceux-ci ramassent les ordures, vont chercher le bois, préparent les « repas »… ou sont utilisés comme domestiques chez le Régisseur (directeur de la prison).
[2] Dans son livre, Hippolyte Sando confirme : « Il se murmure (…) que des “grands détenus” passent l’essentiel de leur temps de détention hors de la prison. À bien observer, le respect du règlement intérieur de certaines prisons ne l’est que pour les détenus démunis » (p 81).