Portrait du Sultan Oshimihn, un rappeur camerounais engagé. Presque autant qu’un femme de président africaine.
Dans un pays où le pouvoir finance l’opposition, où les contestataires ont eux-mêmes peur de la contestation et où les journalistes sont presque les seuls à lire leurs propres publications, il faudra bien qu’on trouve, quelque part, des gens capables de jouer les trublions. C’est cette riche pensée qui nous accompagne dans les rues de Yaoundé alors qu’on débarque chez Sultan Oshimihn.
À 29 ans, ce reggaeman-rappeur et protestataire prometteur fait partie de cette génération d’artistes camerounais qui n’en peut plus des chanteurs à gage qui inondent les radios d’hymnes pro-RDPC, du bikutsi mécanique qui plombe les ondes à longueur de journée et du makossa industriel qui vous poursuit jusqu’au fond des sous-quartiers. Marre, aussi, des rappeurs qui font chauffer les berlines surgonflées et les bimbo de location… Avec d’autres – Krotal (On passe à l’acte), Ak Sang Grave (Le Camerounais) ou, plus encore, son pote Valsero (Camer l’enfer) – Sultan Oshimihn (Quelle école) appartient à cette génération engagée qui veut s’adresser aux petites gens et parler crûment de certaines réalités : les salaires coupés, les entreprises privatisées, le « cacao pénalisé d’office », les « gangsters en costards », les « lois amputées sous le regard complice des députés », les « élèves entassés comme du bétail » sur les bancs de la fac ou même – suprême sacrilège ! – les « synergies de merde » de Chantal Biya [1]… « Les jeunes artistes de la mouvance hip hop sont passés de l’ambiance festive à un discours révolutionnaire », constatent les observateurs mi-fascinés mi-horrifiés par tant d’audace [2]. Révolutionnaire ? Un mot qui ne déplaît pas, on l’imagine, à celui qui tient Dien Bien Phu pour la référence absolue.
Sauf que, les choses n’étant jamais simples au Cameroun, c’est une surprise qui nous attend dans le grand appartement familial de Sultan Oshimihn. Sur le mur, un portrait encadré de… Paul Biya ! Aaaah ! « Ma vieille est présidente de sous-section RDPC et mon vieux a été élu maire d’une petite ville, se défend le rappeur, vaguement gêné. Mes parents ont leurs convictions… et moi j’ai les miennes ! » Une situation familiale un peu tendue, reconnaît le jeune homme dans un sourire, mais qui crédibilise d’une certaine façon son engagement artistico-politique. Lui qui aurait sans doute pu devenir un brave fonctionnaire, et bénéficier des avantages qui vont avec, se débat aujourd’hui pour « conscientiser la jeunesse ». « Aujourd’hui, c’est moins le système politique qu’il faut changer que les mentalités, poursuit le jeune homme. Quand tu lis, par exemple, Pour le libéralisme communautaire de Paul Biya, tu constates que c’est un très beau livre. Mais pourquoi rien n’a été appliqué ? C’est un problème de mentalités ! ». Un problème de mentalité certes, mais aussi un problème de pauvreté qu’Oshiminhn lui-même expérimente au quotidien. Comment vivre de sa musique, et surtout « rester pur », quand les fans sont financièrement incapables de soutenir leurs vedettes et que les seuls qui peuvent le faire ont intérêt à les faire taire ? « Si tu vas chanter tous les 6 novembre [3] dans les villages des ministres et faire des grosses courbettes en échange d’une enveloppe de 100.000 F, tu vivras confortablement, explique le chanteur. Mais si tu restes sur tes positions, tu seras obligé de faire des petits boulots ».
Des petits boulots mais aussi, malheureusement, des « petits compromis » qu’il faut savoir doser pour ne pas s’aliéner un public aussi exigeant que dépourvu. Exemples : chanter sa haine du néocolonialisme… au Centre Culturel Français, appeler les jeunes aux urnes… pour le compte des institutions bidons qui « gèrent » les élections ou, encore, pousser la chansonnette contre le Sida… « avec le concours de Madame Chantal Biya » [4]. Hasta la victoria siempre, mais à petits pas.
[1] Allusion, signée Valsero, à Synergies africaines, association « non gouvernementale » de lutte « contre le Sida et les souffrances » regroupant les Premières Dames africaines autour de sa présidente Chantal Biya (www.synergiesafricaines.org)
[2] « Le Hip-Hop K-mer, si amer », Mutations, 15 mars 2007
[3] anniversaire de l’accession de Paul Biya au pouvoir en 1982
[4] voir, par exemple, ceci : http://www.youtube.com/watch ?v=odAisB9b4jE et ceci : http://www.kamerhiphop.com/index.php ?link=actu_r&id=96.
Comme beaucoup au Cameroun, cet artiste engagé doit jouer un rôle d’équilibriste entre ses besoins vitaux et ses convictions, et ceci sans enfreindre des limites. « Lapiro de Mbanga » l’a fait avant lui, mais combien de temps a-t-il tenu ? Car lâché par son public sur des bases peut-être fondées, mais arbitraires.
Et de quelles limites parle-t-on ? On voit bien par cet article que cet artiste doit composer avec le système, et c’est là son malheur, car ce public qui se permettra de juger sa crédibilité, ne se compromet-il pas lui même tous les jours ? Combien de Camerounais ont-ils la force d’assumer leurs convictions et sont-ils aidés quant ils doivent en payer le prix ?
En effet le paradoxe est sanglant, certes le Camerounais moyen est un fin analyste et il sait donner un avis qualitatif sur la production (artistique, intellectuelle et même sportive) des personnes « engagées », mais lorsqu’il faut « rentrer en résistance », s’organiser, faire une introspection, accepter de changer, créer des cercles de réflexion « citoyens » qui débattent d’idéaux et de valeurs, force est de constater qu’il est aux abonnés absents.
Ce n’est pas pour sombrer dans le pessimisme que je le dis, mais pour préciser que la ténacité de cet artiste dépend de son public, qui malheureusement n’a pas la force de vouloir changer.
Et je crains que l’entourage de Sultan Oshimihn, qui par la force des choses a des accointances avec le système, ne finisse par se lasser de ses frasques et le ramène gentiment à la raison en lui supprimant son soutien, et là, que n’attendrons-nous pas dire sur cet artiste ?
Les réserves émises par Eddy dans son commentaire sont bien juste. Nous tous, individus, médias, entreprises, gouvernements, faisons partie intégrante d’un système qui dérésponsabilise une hiérarchie de plus en plus longue, obscure et composite. L’accusation a beau etre hors d’elle, enragée, elle est pourtant impuissante : il n’y a pas de réel coupable, que des négociateurs permanents avec une triste réalité. Et chacun de ces négociateurs est un danger potentiel pour celui dont la tête sortirait un peu trop du lot.
Est-là la manifestation de la bassesse humaine, inéluctablement attirée par la facilité et les rétributions immédiates ? Ou est-ce là la trace indélébile d’un système politique et économique (d’une gouvernementalité, comme aurait dit Foucault) -le libéralisme- qui détruit tout ce qu’il touche ? L’un s’accomode sans doute de l’autre.
Seule reste l’idée que tout combat a ses morts, toute lutte ses martyrs, toute histoire ses oubliés. On aimreait croire qu’un haut parleur, qu’un micro, qu’un leader suffira. Mais c’est de millers dont nous avons besoin, du Cameroun à la France (qui vous salue) en passant par le Brésil et les autres pays du globe. Surement Sultan se fera-t-il dévorer, car c’est bien là ce que ce système sait faire de mieux. Mais il reconnaitrait surement lui-même que c’est son combat qui importe, sa vie il l’a déjà donnée.
[félicitation pour cet article au passage, bonne continuation à toute l’équipe]