Dieu soit loué, la garce au nom sympathique, l’épousseteuse de capot n’a pas totalement disparu. Nénette peut encore s’imprégner et nettoyer avec langueur les carosseries. Comme elle le fait depuis bientôt 60 ans. Si, si, l’on parle bien d’un produit d’entretien pour automobile. Pour lustrer son capot, rien ne vaut Nénette
Après tout, peut-être qu’elle n’avait jamais disparu : disons qu’elle est restée discrète. On la trouve désormais, pour quelques euros, sur un site internet à son nom qui s’ouvre sur une gravure d’époque et une date de naissance, 1948 – comme la 2cv Citroën, le Velcro est le transistor. Elle a soixante ans, la Nénette, de son vrai nom « véritable lustreuse imprégnée », expression fascinante qui fait penser à une fille facile tombée dans l’éthylisme. On la reconnaît à sa frange de coton qui, correctement enfilée sur les deux doigts d’un support et ensuite ficelée au manche de l’appareil, forme une touffe oblongue, souple et odorante, toujours légèrement humide, que l’on conserve en cet état en la fourrant dans un étui cylindrique long comme ces boîtes qui abritent les bouteilles de whisky.
Tout le monde aura compris que, par ce lexique incontournable qu’elle impose avec une habileté diabolique, comme par son nom de garce sympathique, la Nénette est, avant tout et pour l’éternité, un personnage d’un érotisme scandaleux. Qui peut, du reste, rester insensible à cette question brûlante : « Comment réimprégner la Nénette ? » Eh bien, en la détachant (sic), et en trempant sa frange, après un énergique lavage, dans une bassine contenant, tout simplement, du Nénétol. Ce philtre magique rend à la Nénette sa vertu, et on le vend dans un flacon d’une banalité consternante, si l’on pense à ce que ce miracle a de considérable. Une fois gorgée de Nénétol, la Nénette peut à nouveau lustrer votre auto. Car c’est à cela que sert la fameuse Nénette.
Des générations de conducteurs et de garagistes l’ont frottée (et certains la frottent encore) sur le capot de leurs amours. Car la Nénette, née après la guerre, s’est illustrée comme la lustreuse des fétichistes de la carrosserie, en un temps où l’auto faisait rêver et se faisait entretenir comme une maîtresse fragile mais tyrannique. On parlait d’elle avec passion, car il avait fallu longuement économiser puis patienter (des années pour certains modèles…) pour qu’elle vienne, enfin, coucher à la maison. On ne la laissait pas dormir dans la rue, où elle était exposée à un rapt, à des chiures d’oiseaux, aux rigueurs de l’hiver et aux violences du soleil, qui ternissaient sa peinture. On payait un garage, ou bien, à prix d’or, on en construisait un pour elle, en coupant un mur, en bousillant le potager, en sacrifiant la tonnelle. Elle s’installait dans la famille, qui la cajolait et souvent allait jusqu’à lui donner un nom : Zézette, Gudule, Grisou… Honte à l’enfant qui, épuisé par les virages et les relents d’essence, vomissait sur les housses et le tapis de sol : « Tu ne pouvais pas te retenir encore trois kilomètres ? ». Un gamin qui vomit dans le caniveau, sur le bord de la route, une mère qui lui soutient le front tout en essayant d’écarter sa robe d’été à ramages, un père couvert d’un béret basque qui se tord les mains en hurlant que sa « moyenne » est assassinée – si Doisneau était passé par là, quel cliché typique !
On aimait l’auto et ses caprices mécaniques. En réserve, dans le coffre, à côté de l’inévitable Nénette, il y avait parfois deux durites, une courroie de ventilateur, et cet objet au nom trompeur et à la fragilité redoutable, la « bobine », qui, au mieux, s’encrassait et, au pire, grillait sans rémission. Mais alors, pour quelques francs, n’importe quel garagiste du Cantal, dans son antre constellé de clés anglaises, entre deux tracteurs éventrés, savait rénover vos bougies, régler l’avance ou le ralenti avec un simple tournevis, et bricoler une durite provisoire en taillant dans un tuyau d’arrosage ou en vulcanisant celle qui avait éclaté en provoquant une éruption de vapeur au beau milieu de la côte, pour le plus grand effroi de maman (elle avait peur d’exploser, quand la 202 « chauffait ») et l’extrême angoisse de papa (il nous invitait à prier pour la survie du joint de culasse et des bielles, ces gueuses toujours prêtes à « couler » comme un rafiot en détresse). Qui m’accusera de soutenir que, sur ce point précis, « c’était mieux avant », si j’affirme qu’une bagnole de trente mille euros qui cale au ralenti réclame aujourd’hui trois jours de soins chez un concessionnaire, qui débouchent sur une facture ahurissante ?
La Nénette permettait au maître de l’auto, par une caresse pudique, de calmer ses angoisses, ses pulsions affectives, et même ses jalousies. Son Aronde, lavée à la main, séchée à la peau de chamois, lustrée à la Nénette, était la plus belle du monde. Dimanche, il lui offrirait quelques fleurs des champs, bleuets, coquelicots, pour justifier le porte-bouquet qu’il avait fait visser entre la portière avant et la portière arrière. Et à Noël, quatre pneumatiques « à flancs blancs », comme au cinéma, sur les énormes américaines. Encore un coup de Nénette sur le coffre. Voilà. Tout brille. Tout le monde est vivant. Nous avons tous dix ans. Qui a osé chanter : « Ceux qui regardent en arrière / Ne voient que de la poussière » ?
Toujours jeune en effet cette chère Nénette, tout comme moi qui vais vers mes 70 ans ! Je me rappelle que c’est vers 1950 que mon père l’a reçue en cadeau pour le capot et les ailes de…sa superbe traction noire !
Bel article : merci !