C’était une brique, mais elle était souvent décorée ou vernie.
C’était une brique, mais elle était souvent décorée ou vernie. Pour emprisonner sa chaleur et l’adoucir, on l’emballait dans deux pages du journal du jour, après l’avoir chauffée dans le four, et avant de l’insérer entre les draps, à la hauteur du ventre ou des pieds. Invisible et blottie, elle diffusait une douce tiédeur, et préparait le coucher, ce moment si aimable où l’on remerciait le bon Dieu, qui nous avait procuré des parents, des instituteurs et des bâtons de réglisse, toutes bontés qui établissaient son existence de façon bien moins spécieuse que les preuves inventées par les philosophes et la catéchèse. Les pieds cherchaient la brique, la caressaient, la tournaient et la retournaient, et s’imprégnaient de sa chaleur. On remontait jusqu’à son nez l’édredon énorme et lourd, véritable armure contre le froid de la chambre. On lisait un peu, ou beaucoup, fût-ce en cachette, mais ce n’était pas grave : comme on se couchait tôt, les nuits restaient longues.
Soit dit en passant, dormir, et dormir bien, c’est le bonheur des enfants et des vieux. Entre-temps, on dort tant bien que mal, entre deux soucis, entre deux passions, entre deux somnifères. Finalement, le bon gros sommeil tend à devenir une occupation de vacances pour les caractères paisibles que ne travaille jamais l’idée de courir en survêtement aux aurores ou sous la pluie. Comme la sieste et la pétanque, comme l’apéro sur la terrasse ou la ballade paresseuse entre vaches et sapins, avec la certitude d’un casse-croûte dans le sac à dos. Sinon, seuls l’amour et/ou des couettes scandinaves réchauffent nos lits, et permettent de contourner l’abus de deux somnifères tyranniques : la fatigue du boulot, et les pilules sécables serrées dans la table de nuit. De toute façon, il nous manque le silence, et même l’obscurité, qu’on ne rencontre plus, sur la planète, qu’en des zones si reculées qu’on n’y mettra jamais les pieds.
Notre planète se réchauffe. Jusqu’aux années soixante-dix, ce n’était pas vraiment le cas. Les hivers faisaient monter au front l’abbé Pierre en 1954, et, deux ans plus tard, gelaient à coeur des oliviers centenaires. Dans les hameaux de la France rurale, la neige bloquait bêtes et gens, et l’on posait les vieillards dans l’âtre même ou peu s’en faut ; là, pendant des semaines glaciales, ils mijotaient près du calendrier des postes, ensachés dans des gilets mités, à peine attiédis par le feu parcimonieusement nourri d’une cheminée médiévale. La cuisinière en fonte délivrait un filet d’eau chaude pour la bouillotte par un petit robinet ad hoc, et dans son four, en prévision du coucher, s’entassaient une ou deux briques par lit. Au coeur des villes, dans les appartements, un poêle disposé au bout du couloir était souvent la seule source de chaleur. On le chapeautait d’une bouilloire que le calcaire envahissait dès qu’on avait le dos tourné, et il servait parfois au mitonage du pot-au-feu. Le progrès avait popularisé la cuisinière à gaz, il semait des chauffe-eau capables d’explosions meurtrières, et même des radiateurs électriques en métal, dont le pavillon concave abritait un enroulement dangereux de résistances en fil de fer. Le chat venait y roussir ses poils. Quant au chauffage central, l’immense majorité des ménagères l’espéraient avec autant de scepticisme que la Résurrection de la chair, parce que là aussi, les riches passeraient sûrement les premiers, sauf si les prolétaires de tous pays parvenaient, en s’unissant, à imposer la révolution.
On gavait nos poêles urbains d’un charbon national, dont la carte de France, en classe, exhibait fièrement les gisements rassurants. Il était extrait par les mineurs, héros du prolétariat, qui offraient obstinément leurs lampes à Maurice Thorez. Des camions à plateau charriaient poussivement ce trésor dérobé entre deux coups de grisou ; encapuchonné dans un sac éventré, le charbonnier, colosse monstrueux noirci des pieds aux cheveux, terrorisait les petites filles, et suscitait chez elles de troubles cauchemars (les mamans, perpétuant sans le savoir une tradition qui remonte à Chrétien de Troyes, en faisaient un croque-mitaine) ; il chargeait sur ses épaules, d’un seul mouvement, comme un haltérophile, les gros sacs de jute épaisse ; puis il les vidait par un soupirail, en avalanche bruyante et salissante, dans les soutes de la maison. On vantait la qualité de l’anthracite anguleux, aux éclats luisants ; mais derrière les plaques de mica de la porte du poêle, on voyait plus souvent rougir quelques boulets, ces « ovoïdes » moulés en tassant la poussière de la houille pure, noble et industrielle, pour permettre au gens simples de se chauffer un peu. Mon grand père, qui s’en méfiait, rappelait sans cesse (à tort ou à raison) qu’ils avaient causé la mort de Zola en diffusant sournoisement de l’oxyde de carbone. Pis : des affiches encourageaient les pauvres à brûler du coke. Par économie, et pour le bien de nos aciéries. Allons plus loin : l’Europe, fille du charbon et de l’acier, est née de ces combustions.
On chauffait peu la chambre, ou pas du tout. L’instituteur, du reste, préconisait cette ascèse, quand il n’invitait pas à dormir la fenêtre ouverte même en plein hiver, au nom d’une conception héroïque de l’hygiène. Les meilleurs auteurs attestent qu’il y avait parfois du givre aux carreaux. Jusqu’à quatorze ans, les garçons trottaient par temps de vent glacé en mi-bas et culotte courte ; a fortiori, les filles ignoraient les douceurs du pantalon et le moelleux des collants. Nous n’attrapions pas nos engelures sur les téléskis, mais sur le chemin de l’école. On a raillé le zèle qui, en prévision de l’hiver, poussait les cancres vers le poêle républicain de la salle de classe : eh bien, le cancre avait froid. Et il n’était pas le seul. Il y a cinquante ans, la France avait froid. Plus sûre que la bouillotte exposée aux fuites catastrophiques, plus rayonnante, plus rassurante, la brique enveloppée dans le papier journal était un talisman maternel face aux rigueurs des temps : les lendemains qui chantent commencent par des nuits où l’on n’a pas froid au pieds.

Vous avez raison : j’ai parlé du froid au passé, mais, au présent, des gens ont froid chez eux, et pas seulement en Aveyron. Je m’en veux de n’avoir pas intégré cette vérité à ma chronique, car elle est d’un énorme gravité. Si j’ai l’occasion de reprendre ce texte, je le modifierai de façon à faire le lien entre les briques d’hier (mais encore en usage) et tous les français qui grelottent chez eux, avec des chauffages de misère, dans l’indifférence générale de tous ceux pour qui la facture du chauffage ne pose pas de problèmes…
La leçon est, pour moi, instructive - mais, quand on fait profession d’écrire et qu’on essaie de faire partager idées et émotions, on en apprend tous les jours…
Merci de me lire, et de ces témoignages amicaux et précieux.
Olala, quelle bouffée de souvenirs !
Lors du couronnement d’Elisabeth II, ma soeur et moi rêvions naïvement pour elle de ce qui nous semblait le comble du luxe : non pas une brique, mais plusieurs, des briques tout le tour de son corps.
Sur les photos "people" de Paris Match publiées à cette occasion, sa soeur Margaret et elle avaient notre âge, et l’identification avait fonctionné à fond !