Moutarde Amora, flans de l’Alsacienne ou thé de l’Eléphant : il fut un temps où consommer, c’était gagner des images. Ou des espèces de timbres qui faisaient gagner des images
Il fut un temps où consommer, c’était gagner des images. Ou des espèces de timbres qui faisaient gagner des images, tels ces fameux « points IMA », découpés sur les verres à moutarde Amora, les flans de l’Alsacienne et les boîtes de Thé de l’Éléphant, lequel affirmait procurer, en outre, « sagesse et bonté ». En réunissant ces timbres, on pouvait les échanger contre des images. Il fallait se gaver de moutarde et boire des hectolitres de thé pour réunir une collection passable, à coller dans les pages d’un album plus ou moins excitant. Par exemple, « Ports et côtes de France », avec un texte d’Henri de Monfreid. On y évoquait le Cotentin, dont la forme arrogante, sur la carte, paraissait une imposture aux esprits raisonnables.
Étrange discours de la « réclame » d’alors, qui ferait sourire. Et d’abord, par son style impératif : « Exigez le chocolat Poulain ! », lisait-on sur les annonces. On devait « exiger » les biscottes Prior, la lessive Persil, les yaourts Pacha, face à des commerçants sournois qui sans doute cachaient ces excellents produits et rêvaient de nous fourguer des saloperies. Je m’imaginais un foulard remonté sur le nez, le colt de Roy Rogers à la main, braquant monsieur Mezzana, notre épicier, livide dans sa blouse grise, en « exigeant » qu’il me remette son stock de chocolat Poulain, à l’exclusion de toute autre marque insipide, voire toxique. Monsieur Mezzana tremblait derrière son comptoir encombré de bocaux remplis de friandises bizarres (notamment, des bâtons de bois de réglisse que nous rongions comme des hamsters, et des capsules emplies d’une poudre brunâtre imprudemment nommée « coco »). Finalement, nous transigions : il me cédait une douzaine de tablettes de marques variées, de l’Aiguebelle, du Pupier, du Menier, du Cémoi, et je rentrais en courant à la maison pour récolter les images, puisque tous en offraient, sans la moindre originalité. Deuxième effet de cette réclame : pour atteindre l’image, il fallait lacérer l’emballage. Et donc, se hâter de croquer le produit mis à nu.
Au bout de l’image, il y avait l’album. On se le procurait généralement par voie postale , en sacrifiant des points ou des images, ou, pire encore, des timbres-poste. Vous voulez connaître les passions des enfants du baby-boom ? Feuilletez, sur un site de collectionneurs, leurs albums d’images chocolatières. Suchard proposa d’illustrer par ses vignettes « La vie fière et joyeuse des scouts ». Chez Poulain, on pouvait légitimement hésiter entre « Les ponts pittoresques », et « La Vie de Jeanne d’Arc ». Nestlé et Kohler, associés comme Stanley et Livingstone pour cette vaste mission culturelle, recensaient « Les Merveilles du monde ». C’est là que j’ai découvert avec effroi l’existence du dragon de Komodo. Du gypaète barbu. De l’invraisemblable ornithorynque. Il y avait de grandes images que l’on pouvait obtenir par courrier en sacrifiant dix petites images. Tout cela faisait prospérer les PTT. Quand l’album était complet, on l’envoyait (par la poste) à messieurs Nestlé et Kohler, et on gagnait un prix (sans doute du chocolat). Je me souviens que dans ces albums, deux thèmes revenaient obsessionnellement : les eskimos et les éruptions volcaniques. La vie des bêtes et l’Empire colonial français (« type de femme de l’Oubangui-Chari ») inspiraient également aux illustrateurs des vignettes alléchantes.
Et voilà. L’image se méritait. Elle était la récompense de nos gourmandises, mais elle-même était une gourmandise. On la manipulait avec respect, on la collectionnait avec passion, on l’échangeait toujours avec quelque regret : elle était la modeste monnaie de nos rêves de gamins. Dans nos cahiers, on collait avec amour des représentations peu convaincantes d’un tamanoir, d’un homme préhistorique, de la cathédrale de Coutances. On découpait ces vignettes dans des « planches » d’images acquises au détriment des sucreries, pour embellir et mériter des bons points – que le maître nous échangeait, à un taux scandaleux, contre une autre image… Elle était là, la vraie merveille du monde : admirer, sur un précieux petit bout de papier, l’infinité colorée des choses que nous ne toucherions jamais, des paysages que nous ne visiterions jamais, les tigres du Bengale, les orchidées d’Amazonie, les volcans du Pacifique, et même les variétés de champignons qui ne poussaient pas dans notre région. Un monde stylisé pour montrer son essentiel sur quelques centimètres carrés. Un monde où l’on pouvait troquer le portrait de Louis VI le Gros contre une vue de l’Aconcagua. Un monde à coller dans les cases d’un album, en léchant le dos de l’image, pour jouir aussi du goût de la colle.
Un monde sans télévision, quoi.