Doux et soyeux alliage du sous-vêtement et de l’animal grâcieux, le slip kangourou n’a pas disparu. Pour le plus grand bonheur des collectionneurs.
Saura-t-on jamais qui a inventé le slip kangourou ? Comme toutes les grandes choses, il suscite encore aujourd’hui mille fantasmes et peut-être quelques légendes. On le dit venu d’Argentine, et même de la pampa, où un représentant en bonneterie aurait remarqué que les gauchos portaient des sous-vêtements renforcés sur le devant, pour épargner à leurs bijoux de famille les offenses du pommeau de leur selle, maintes fois heurté lors des cavalcades et des rodéos. Avec une ouverture horizontale, plus accessible lorsqu’on ne descend pas de cheval. On se demande au prix de quelles concessions ce représentant en bonneterie a pu pénétrer dans l’intimité des gauchos et observer de si près ce détail que des individus aussi machos et catholiques devaient certainement dissimuler. A moins que la pampa, lieu de solitude, désert sexuel, n’encourage à ces exhibitions cavalières, le soir, au coin du feu, ou sous la tente.
Comme il n’y a pas de kangourous en Argentine, ou très peu, il faut remonter plus loin pour comprendre cette affaire : le slip, d’abord, apparaît dans le catalogue de Manufrance dès les premières années du XXe siècle, et il est en laine douce, « conseillé aux athlètes ». Bien des choses commencent ainsi par le sport. Auparavant, les éléments extérieurs de la virilité, mal protégés par des caleçons flottants ou laissés libres dans le pantalon, vivaient une vie ballottée comme Ulysse dans ses tempêtes et l’Homme dans les espaces infinis qui effraient Pascal. Le slip permet de stabiliser ce que la nature laissait imprudemment pendouiller : c’est donc, sans équivoque, un instrument de culture, très supérieur à l’étui pénien des primitifs, qui ne traite pas la totalité du sujet et peut, par sa rigidité emphatique, se révéler extrêmement casse-couilles.
L’Amérique du Nord, où triomphait le caleçon long, partie inférieure détachée d’une sorte de babygro en rude lainage dans lequel s’ensachaient les Pionniers (John Wayne, dit-on, ne détestait pas ces union suits ), céda aux charmes du caleçon anglo-saxon, dit « boxer », en fin coton, qui impressionna durablement les jeunes filles de chez nous à la Libération, au même titre que la circoncision généralisée des troupes. Mais c’est en France, semble-t-il, à Troyes, que sous la marque Jil apparut le premier slip digne de ce nom, en 1927. Il gagna l’Amérique, et ses galons sous la marque Jockey. Laquelle, puisant dans un alphabet qui utilise beaucoup plus cette lettre que le nôtre, fit breveter en 1938 un « type Y-front » dans lequel, évidemment, le Y doit être renversé pour figurer les renforts garantissant un suave soutien. C’était le résultat, tenez-vous bien, d’une approche scientifique rigoureuse du problème, par des ingénieurs, un bureau d’études et tout.
Mais le kangourou ? Une autre marque américaine, Munsingwear, passe pour l’avoir créé en 1944, en développant une poche large et ouverte. Pas tout à fait, diront les puristes : la vraie révélation du marsupial, c’est l’ouverture horizontale, et ça, mon bon monsieur, c’est français comme le pâté de tête et le camembert. C’est là que la pampa nous a montré la voie, en 1950. Voilà du moins ce qu’assure la marque Eminence, placée sous la protection de Richelieu parce que le point de couture qui arrimait les pièces de ses slips s’appellait « point cardinal ». Que ceux qui ont imaginé une autre explication ravalent leur humour grisâtre. Ironie du sort : alors même que le slip kangourou aurait dû permettre un raffermissement des relations franco-américaines, il couve une polémique stérile, d’autant plus que la contre-attaque du caleçon anglo-saxon, dès la fin des années 60, fut foudroyante et aboutit, encore aujourd’hui, à un schisme au sein d’une génération malheureusement vieillissante…
Il y a ceux pour qui le slip, kangourou ou pas, est moche, oppressant, ringard. On ne lui pardonne pas d’avoir garni les cordes à linge à l’époque des lessiveuses, où il fallait le faire bouillir pour assurer sa blancheur. Chez les pauvres et les ouvriers, il s’en faisait des bleus, assortis à la cotte de travail, dans cette couleur qui s’élimait de lavage en lavage, ternissait au fur et à mesure que le tissu, à côtes comme celui du « tricot de corps », se relâchait entre les jambes, et cette teinture de classe constituait l’aveu résigné d’un métier salissant : aux cols blancs les slips blancs… Le regretté Reiser a beaucoup fait, dans ses dessins de « vieux cons », pour stigmatiser les débordements immondes qu’autorise le slip fatigué d’un prolétaire alcoolique. Disons-le carrément : l’abandon du slip au profit du caleçon peut se lire comme un renoncement à la lutte des classes, et caractérise beaucoup de soixante-huitards recyclés dans la publicité, la politique ou l’édition. Si, si, il y en a, je vous l’assure.
Mais il y a ceux qui n’ont que sarcasmes pour les calbutes ridicules, multicolores, semés de personnages de Walt Disney ou de cactus verts dans un pot rouge, décorés futilement selon l’humeur ou la mode, oscillant entre les soieries féminines et le coton des serviettes de table, sans rigueur ni maintien, infiniment moins sexys, dans leurs hypocrites enveloppements flottants, que le slip minimal, viril, collant comme une seconde peau ou simplement confortable et chaud quand les hivers sont rigoureux. Une chose est sûre, seuls des amateurs passionnés (hommes ou femmes, à chacun sa raison) se disputent aujourd’hui les véritables slips kangourous. Adios, pampa mia ! N’en déplaise aux gauchos, l’ouverture horizontale à mi-hauteur du slibard n’a jamais été vraiment jugée commode, on l’a rapidement gauchie, ou supprimée, bref, on a flingué le concept. Ce qui prouve d’une part que l’homme n’est pas un kangourou, mais aussi que le kangourou n’a pas ses couilles dans sa poche.
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