Au Lucernaire, leçon de vie d’un prolo auquel il serait dommage de ressembler.
On a un peu peur durant le premier quart d’heure : Victor, dit Motobécane, prolo de la campagne qui gagne sa vie en revendant des bouteilles vides, s’exprime en picard. Ça peut vite apparaître comme un exotisme pour bobos parisiens. De ceux qui se penchent sur la vie des misérables, au théâtre, mais qui préfèrent les tenir à l’écart dans la vraie vie parce qu’il serait dommage de leur ressembler.
Et puis l’appréhension tombe, grâce au talent du comédien, Bernard Crombey. Il incarne Victor, fils de poivrots, quarante et quelques années de solitude. Père mort depuis longtemps. Mère mauvaise. Elle cuve son vin avec la nouvelle arsouille de sa vie, au rez-de-chaussée de la masure dont son fils occupe les combles. Victor nous écrit de prison, dans son « cahier de vérité ». Il y est pour avoir hébergé dans son taudis Amandine, une gamine de huit ans, qui a opté pour l’école et la maison buissonnières. La petite ne voulait pas rentrer chez sa mère, qui la cogne matin et soir. C’est la rencontre de deux solitudes qui n’ont jamais été aimées. L’adulte et la gosse s’attachent l’un à l’autre. Ils découvrent la tendresse. La petite, émerveillée par la gentillesse de Victor : « T’es un vrai homme. » Et lui de pleurer. « La goutte dans le cil », comme il dit. Désolé pour les amateurs de pédophilie, pas de sexe entre les deux. Mais personne ne croit à cette innocence. Ni les flics, ni le juge, ni le psychiatre, ni les habitants du village. Et le monde entier tombe sur le râble de Victor. Solitude de l’individu face à la société. Solitude des prolos qui ne maîtrisent pas le code des institutions. Avec très peu, juste son art de grand acteur, Bernard Crombey nous donne un Victor bouleversant de finesse, de dignité et de force. Nous voici rappelés à notre humanité. Et à notre liberté. Non, nous ne sommes pas réductibles à ce que les autres voudraient qu’on soit. Non, quoi qu’on nous fasse, on ne pourra jamais nous voler la lune sur la rivière ni l’odeur de l’herbe au petit matin.
Avec qui y aller ? Avec Fabrice Burgaud, l’ex-juge d’Outreau. Que dire en sortant ? « Les prolos ont donc une âme ! »
Motobécane, de et par Bernard Crombey. Lucernaire, 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75 006 Paris. Tél. : 01 45 44 57 34.
Alain Françon, pour son départ du Théâtre national de la Colline, offre la plus vibrante Cerisaie qu’on ait vue.
Vite ! Soudoyez la caissière ! Couchez avec un membre de la troupe ! Ce magnifique spectacle se termine le 10 mai et il n’y a presque plus de places, sauf à faire la queue deux heures avant chaque représentation sans être assuré d’en récupérer une. Insistez au téléphone, il s’en libère parfois. On vient d’en obtenir une il y a dix minutes.
Après cinq ans d’absence, consécutifs à la mort de son mari et de son jeune fils, Lioubov Andreevna revient dans la maison de son enfance, qui doit être vendue, ainsi que la cerisaie attenante. C’est que Lioubov et son frère Gaev ont laissé filer l’argent de la famille. Un monde prend fin, celui de l’enfance et de l’innocence, que symbolise la cerisaie. Le domaine va être racheté par Lopakine, fils de moujik, dont le père et le grand-père, quasi esclaves de la famille Andreev, n’avaient même pas le droit d’entrer à la cuisine. On connaît l’ultime pièce de Tchekhov. Le miracle tient à ce qu’on ait l’impression de la découvrir. L’harmonie entre les comédiens – merci, Françon – rappelle les plus belles mises en scène de feu Giorgio Strehler. La scène de bal est éblouissante. Didier Sandre, méconnaissable, si loin de ses afféteries habituelles, donne au désinvolte Gaev une densité que peu de ses prédécesseurs dans le rôle ont su trouver. Dominique Valadié, bouleversante, nous fait aimer tous les défauts de Lioubov. Et il suffit que Jean-Paul Roussillon – le vieux domestique Firs – traverse la scène pour qu’on sente la vie qui a passé. « La vie, elle a passé comme si je n’avais pas vécu », constate d’ailleurs le vieux Firs, à la toute fin. Il n’empêche, on est bluffé de voir autant de vitalité dans la tristesse et dans la mort. Et cette douceur, malgré la violence du présent ! Le décor est, bien sûr, du même bois. Et voir le jour se lever peu à peu sur la cerisaie, dans les premières scènes, est féerique.
Avec qui y aller ? Avec quelqu’un persuadé de ne pas aimer le théâtre. Que dire en sortant ? « Quand est-ce qu’on peut racheter un billet ? »
La Cerisaie, de Tchekhov, mise en scène Alain Françon. Théâtre national de la Colline, 15 rue malte-Brun, 75 020, Paris. Tél. : 01 44 62 52 52.
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