Laurent Terzieff joue au Théâtre Rive Gauche. Est-ce le spectacle de l’année ? Non. Faut-il pour autant zapper ? Non plus.
Les amoureux du théâtre et des comédiens y trouveront leur compte : la ringardise, quasi consubstantielle à l’art des tréteaux, et que tant de spectateurs viennent chercher sans forcément le savoir, est au rendez-vous… Janvier 1942, une troupe de comédiens poursuit sa tournée dans la province anglaise, sous les bombes des Nazis. Les théâtres brûlent, les jeunes acteurs, réquisitionnés sur le front, sont remplacés par de vieux figurants aigris. Le Maître (Laurent Terzieff), ainsi appelé par les membres de sa compagnie, est à bout de souffle, fatigué de tant de monstres shakespeariens incarnés dans autant de tournées minables. Il s’est échappé de l’hôpital où il avait été admis quelques heures auparavant, après une crise de délire qui l’a poussé à un strip-tease en pleine rue. Le Maître s’apprête à jouer Le Roi Lear, contre l’avis de son entourage, sauf celui de Norman, son habilleur (Claude Aufaure). Norman, comme chaque soir depuis seize ans qu’il travaille à son service, va dorloter son vieux cabot, le réconforter, le flatter. Il ira même jusqu’à le pousser littéralement sur scène. Rapports classiques, où Le Maître devient l’esclave de son habilleur sans scrupules. Surprise pourtant : dans la première partie de la pièce, Laurent Terzieff, occupé à fournir à ses fans la ration de gémissements qu’ils attendent de lui, se fait voler la vedette – l’a-t-il prévu dans sa mise en scène ? – par Claude Aufaure, très sobre.
Il y a un mystère Terzieff : comment un comédien à l’humilité si travaillée n’épuise-t-il pas le public ? On lira à ce propos les quelques pages consacrées par le défunt Matthieu Galey à son ami Terzieff dans son Journal. Galey vante l’aisance du comédien à se trimballer partout plusieurs sacs plastique à la main, assortis à son manteau usé. Terzieff, admire Galey, n’a pas son pareil pour sortir un œuf dur de ses plastiques et s’en nourrir avec une humblesse confondante. Laurent, c’est son péché mignon, aime faire pitié. Bref, un artiste aussi grand à la ville qu’à la scène.
Notre Christ des théâtreux cesse de gratter ses plaies dans la seconde partie de la pièce. Les vieux messieurs et les vieilles dames amoureux de lui depuis tant d’années pleurent secrètement, idem les apprenties comédiennes de toutes les écoles d’art dramatique de Paris, venues s’adonner en masse au culte de l’idole. Mais le théâtre y gagne : le comédien Terzieff revient à son art. Il fait rire dans les scènes comiques, et inquiète en salaud magnifique. Soudain, le théâtre est là, ringardise et beauté confondues. Dans sa robe de Lear, perruque folle sur la tête, Terzieff a l’air d’un vieux travelot et c’est le sublime ridicule des comédiens qui nous est donné. Juste avant, il incarne Le Maître se maquillant dans sa loge. Plein feu sur sa belle gueule de 73 ans qui se regarde dans la glace, à l’avant-scène, lasse de tant de vies portées. On croit voir passer le fantôme de Noureev, les dernières années de sa vie. Rarement, on aura approché d’aussi près la dureté du métier. « Sur scène, il faut tenir tout seul, personne ne nous aide », rappelle plus loin le cabot. Quand le vieux Lear propose une photo de lui à la jeune actrice arriviste venue le voir dans sa loge, on est troublé. Le matin même, sur France Inter, on visitait la bibliothèque de l’acteur et le journaliste Vincent Josse découvrait parmi les livres un tas de photos de Terzieff jeune. Le comédien a expliqué, humblement bien sûr, qu’on lui en demande souvent… Psychose, narcissisme, égocentrisme, camaraderie : tout le théâtre défile. Quelques pépites, parmi des longueurs. Car on s’ennuie aussi, bien sûr. Mais ceux qui l’aiment savent qu’on se fait autant chier au théâtre que dans la vie. Avec juste un peu plus d’art. Et à plusieurs. C’est déjà ça.
Vu la troupe du Théâtre du Soleil à la manifestation nationale du 19 mars dernier, sous une banderole qui affichait fièrement le nom de la compagnie. Beaucoup de jeunes visages. On nous explique qu’il s’agit de stagiaires, en attente d’être sélectionnés par Ariane Mnouchkine pour devenir membres de la troupe à part entière. Ces jeunes artistes ont-ils tous une conscience politique aiguë ? Bien sûr. Mais ne pas défiler eût été perdre toute considération aux yeux d’Ariane. Et donc compromettre ses chances d’entrer officiellement dans sa compagnie. Lors des meetings quotidiens, qui réunissent la troupe depuis tant d’années à la Cartoucherie comme en tournée, un stagiaire aurait pu dire non à la grève. C’est qu’Ariane exige la tenue de ces meetings, gage d’une démocratie que les mauvais esprits jugent très… théâtrale. Pour mieux aider ses jeunes camarades à prendre la parole, le metteur en scène lance parfois la réunion en demandant si l’un d’entre eux a quelque chose d’intelligent à dire. C’est tout bête mais ça aide ! Bref, c’est tout le bonheur d’avoir un patron de gauche : on ne risque rien à faire grève, puisqu’elle est imposée.
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