Bons disciples du libéralisme dérégulé, le président de la commission européenne et son commissaire chargé du marché intérieur, n’ont pas démissionné.
C’était il y a bien longtemps, à l’orée des années 1990, une époque où personne n’avait encore entendu parler des subprimes et où les marchés financiers n’avaient pas encore atteint le degré de sophistication qu’on leur connaît aujourd’hui. Nous étions réunis dans un petit amphithéâtre de l’université Paris-Dauphine, étudiants en DESS, thésards, enseignants, tous venus de leur plein gré ou dûment convoqués pour écouter une conférence à propos de l’Economic Value Added, ou EVA, une nouvelle méthode d’évaluation des performances financières d’une entreprise.
Estampillée « made in USA » et donc forcément « novatrice », « exceptionnelle » pour ne pas dire « révolutionnaire », cette méthode avait trouvé en certain monsieur B. son héraut et prophète en Hexagone. De quoi s’agissait-il ? Tout simplement de s’assurer du meilleur emploi possible de l’argent investi dans une entreprise par un actionnaire. En clair, et pour vous éviter de fastidieuses descriptions techniques, l’EVA sert aujourd’hui encore à jauger la fameuse « création de valeur », c’est-à-dire le nombre de pépettes destinées à aller directement dans la poche de l’actionnaire, qu’il s’agisse de la fameuse veuve de Carpentras (expression destinée à désigner un actionnaire individuel lambda), d’une veuve écossaise (idem) ou, pour être plus sérieux, d’un fonds de pension.
Nous en étions arrivés à la moitié de l’exposé, mené jusque-là de manière quelque peu péremptoire, quand un thésard a levé la main. Voici, de mémoire, ce que fut l’essentiel de sa question, ou plutôt de sa remarque : « Excusez-moi, mais ce que vous nous décrivez est un outil destiné à conforter la dictature de l’actionnaire sur l’entreprise. C’est la victoire du court terme sur le long terme. Une entreprise peut faire n’importe quoi pour augmenter son cours de Bourse mais rien ne dit qu’elle est économiquement performante ».
Monsieur B., costume trois pièces à fines rayures, s’est immédiatement dressé sur ses ergots.
« Vous êtes qui ? », a-t-il d’abord demandé avant de s’emporter quand réponse lui fut faite. « Je suis étonné de voir que dans une université comme celle-ci, on accepte désormais n’importe qui ! Dites-vous bien, monsieur le gauchiste, que l’actionnaire a tous les droits. Ce qui lui importe, c’est de connaître la vérité du marché parce que le marché a toujours raison ! ».
La diatribe dura plusieurs minutes mais le thésard, le visage livide, était décidé à ne pas lâcher prise.
« Si je comprends bien, quand une entreprise qui fait des bénéfices annonce des licenciements et que son cours bondit en Bourse, c’est la vérité suprême du marché qui s’exprime ? », a-t-il encore demandé. C’en fut trop pour monsieur B. qui se lança dans un long et violent monologue contre les dégâts de l’« assistanat en France », du « socialisme pervers » et du « keynésianisme à deux sous » sans oublier de faire l’apologie de l’économiste américain Milton Friedman, le chef de file du courant néo-libéral.
Ce genre de scène s’est multiplié à l’envi au cours des quinze dernières années. Partout, des bancs des écoles de commerce à ceux de l’université, des classes de MBA à celle de licence en comptabilité, des moines-soldats du libéralisme pur et dur ont semé une terreur stalinienne, louant leur maître et dieu Milton Friedman, célébrant le miracle économique du Chili de Pinochet, premier pays du Sud à privatiser ses retraites (lesquelles sont aujourd’hui en quasi-faillite), et vouant Keynes et l’intervention de l’Etat aux gémonies.
A l’aune de la crise financière actuelle on pourrait se moquer de cette valetaille, s’interroger sur ce qui se passe aujourd’hui dans la coucourde de ces gens ou disséquer en riant leurs discours d’antan sur la création de valeur, le gouvernement d’entreprise ou la sagacité des marchés. Tout un bla-bla qui s’est avéré bien commode pour détourner l’attention des opinions publiques de la réalité : c’est-à-dire ces sommes exorbitantes englouties par quelques privilégiés et l’immense cassure entre les rémunérations sans cesse grandissantes des actionnaires et les salaires en stagnation depuis plus de vingt ans. On pourrait même, et ce ne serait que justice, redonner une nouvelle vie au sulfureux terme de « racaille » pour désigner tous ceux qui se sont employés à démanteler, à leur profit, les acquis de décennies de combats sociaux et qui, aujourd’hui, supplient l’Etat de venir à leur secours pour corriger leurs propres errements.
Mais cela ne servirait pas à grand-chose, car Milton Friedman et ses sbires ont gagné la bataille des idées. Ils ont réussi à instiller le doute dans les esprits et diffuser leur poison dans n’importe quelle enceinte académique. Regardez ce qui se passe aujourd’hui. Face à une crise financière d’une amplitude extraordinaire, née d’actes inconséquents pour ne pas dire frauduleux, les Etats s’excusent presque de jouer aux pompiers. Il n’y a qu’à se pencher sur le dossier des prêts accordés aux banques pour s’en rendre compte. Les pouvoirs politiques prêtent de l’argent mais ne semblent guère pressés d’empêcher que pareilles fautes ne se reproduisent.
Cette crise est pourtant l’occasion unique d’annoncer clairement la fin des révolutions conservatrices de Reagan et Thatcher mais il n’en est rien. Prenez le cas de la Commission européenne. Depuis sa nomination en novembre 2004, José Manuel Barroso s’est employé à orienter l’Union vers toujours plus de libéralisme et de retrait de l’Etat. Quant à son commissaire Charlie McCreevy, chargé du marché intérieur, il demeure en place lui qui s’est constamment opposé à plus de régulation sur les marchés financiers européens, torpillant les rares initiatives qui auraient pu permettre de voir venir la crise des subprimes [1]
Dans un monde sérieux, Barroso et Mcreevy auraient dû être mis à la porte à coups de pieds dans le derrière et cela depuis bien longtemps. Mais non, ils y sont, ils y restent. L’un est candidat à sa propre succession en 2009 et l’autre, ce n’est pas une plaisanterie, est le Commissaire qui vient d’hériter du dossier de la régulation financière, notamment celle des fonds spéculatifs.
Le monde flambe et ce sont les enfants de Friedman qui dansent autour du bûcher.
[1] Lire à ce sujet, l’excellent blog du journaliste Jean Quatremer : « Crise financière : McCreevy n’a toujours pas démissionné » (http://bruxelles.blogs.liberation.fr/coulisses/) .
Merci pour cet article.
À la lecture de certaines réactions, il est évident que les nostalgiques de Milton Friedman n’ont pas encore baissé la garde et continuent leur « veille informatique » destinée à défendre la vraie foi économique made in Chicago.
Le seul véritable talent qu’on puisse leur reconnaître, c’est une remarquable aptitude pour l’agit-prop et l’enfumage intellectuel. Ce n’est pas pour rien que certaains d’entre ces psychopathes se sont formés à la rhétorique trotskysante ou maoïsante avant de céder à l’ivresse du Marché.
Maintenant que la Crise omniprésente ne permet plus le déni de réalité, les voilà quand même fameusement emmerdés. Espérons qu’ils disparaîtront bientôt, et leur discours mortifère avec eux.
Réponse éminemment grotesque, presque à faire pitié.
La réglementation ce n’est que du pipeau qu’on contourne facilement, très anglo-saxon, de l’hypocrisie pour se donner bonne conscience. Les hedge funds peuvent faire faillite sans problème puisque leurs dirigeant s’en sont quand même mis plein les poches.
Quant aux inepties des conférence de ce type je pense que la scientologie est encore plus crédible.
Alternative-libérale ???
Quelle rigolade ! ça n’existe encore que grâce au web.
La dernière fois, j’ai vu une de leur employée chez Taddeï. Son discours était du genre : Ce n’est pas l’Etat qui doit prendre en charge les SDF, il doit baisser les impôts et les gens vont donner de l’argent.
Une imposture pathétique.