Pendant que le Quai d’Orsay et les diplomates de l’ombre de l’Elysée se tiraient dans les pattes au Liban, la France s’est bien faite « rouler dans la farine » par la Syrie.
Bernard Kouchner est furax. Des semaines de footing diplomatique à mouiller la chemise pour rien. Six visites au Liban, de multiples entretiens à Paris, Istanbul, des consultations à répétition avec ses interlocuteurs arabes et européens, sans compter les litres de café turc et les couleuvres à avaler, n’auront donc pu empêcher le scénario redouté autant que programmé : un Liban sans Président et un fossé toujours plus profond entre les deux camps (le pro et l’anti-syrien) qui s’y affrontent. À défaut de convaincre les deux parties de s’entendre sur un nom de Président pour prévenir la division du pays, la médiation française affiche un bien piètre résultat : celui d’avoir repoussé à deux reprises la date de départ du Président sortant, le pro-syrien Émile Lahoud… Pas glorieux. À l’heure de jeter l’éponge et de tirer le bilan, Kouchner a la défaite mauvaise.
De retour à Paris, c’est amer et remonté qu’il se lâche devant les journalistes. Qu’on ne lui parle pas d’échec de la diplomatie française au Liban.. « Ben mon vieux, qu’est-ce qu’on devrait dire de l’échec de la diplomatie libanaise, alors, hein ? » Allez plutôt chercher du côté des « pratiques » décidément « très particulières des Libanais entre eux ». Ingrats Libanais, qui lui auraient donc saboté sa mission… Pas sympa pour le bon docteur que de tirer sur des ambulances plutôt que d’avouer s’être fait doubler sur sa droite et savonner la planche par ses nouveaux copains de l’Élysée.
Pendant que la diplomatie officielle s’efforçait de ne pas entrer dans le jeu syrien pour bétonner le périmètre de la médiation aux seuls enjeux libanais, les mécanos de l’ombre jouaient une autre partition. Au lendemain de la rencontre à Istanbul le 3 novembre avec son homologue syrien, au cours de laquelle Kouchner avait fermement exigé de la Syrie de ne pas s’ingérer dans les élections de son voisin, le secrétaire général de l’Élysée Claude Guéant, flanqué de son Conseiller diplomatique Jean-David Levitte, négociaient à Damas avec Bachar Al-Assad. Convaincus que la meilleure façon de neutraliser la Syrie sur le terrain libanais ne consistait pas à sortir le bâton mais plutôt à agiter la carotte, en l’occurrence la reprise des relations avec la France.
En vieux roublards des jeux politiques de l’ombre, les Syriens y ont vu une nouvelle occasion de « rouler les Français dans la farine », comme le résume poétiquement à Bakchich l’un des protagonistes de l’affaire. Comment ? En glissant aux deux émissaires de l’Élysée l’idée sibylline de convaincre le patriarche maronite, le cardinal Nasrallah Sfeir, qui jusque-là s’y refusait, d’établir une liste de noms de présidentiables chrétiens, au sein de laquelle la majorité et l’opposition pourraient se choisir le candidat consensuel. Un beau piège, laissant croire aux Français que Damas marchait dans la combine qu’ils lui offraient. Sûrs de leur coup, les naïfs émissaires se sont lancés à fond dans cette « piste », jusque même aller quémander sans vergogne auprès du Roi d’Abdallah saoudite, en visite à Rome (voir Bakchich n° 55) d’en toucher un mot au Pape pour faire tomber les dernières résistances du patriarche Sfeir…
En « vendant » au final l’idée de cette liste, nos bons missionnaires ont ainsi renforcé le seul candidat promu par le camp pro-syrien, Michel Aoun, mais toujours refusé par la majorité. Lequel a fait mine de céder, et ainsi pu « négocier » en position de force un désistement des présidentiables en exigeant des contreparties jugées irrecevables pour le camp pro-occidental. Du coup, l’initiative a eu pour effet de réduire à néant les premières avancées encourageantes enregistrées jusque-là par les efforts de médiation du bon docteur. Et laisser pour grand gagnant… la Syrie. Résultat : ne reste qu’une perspective susceptible de faire le consensus : un régime militaire incarné par le Général chrétien Michel Souleiman qui commande actuellement l’armée libanaise. Tout ça pour ça.