On pensait que le plus gros contrat signé par la France à Taïwan, la vente en 1991 de six frégates militaires pour 2,5 milliards d’euros, ne livrerait jamais ses secrets
La justice vient de jeter l’éponge : elle n’a pas retrouvé les destinataires des fameuses rétro commissions qui ont fait fantasmer pendant près de 10 ans journalistes, enquêteurs, lobbyistes, hommes politiques… De nombreux noms de bénéficiaires présumés, de gauche comme de droite, circulaient. En juillet 2006, l’ancien ministre de la Défense Alain Richard a même déclaré être au courant. Il a expliqué que le système de rétro commissions avait été décidé sous la houlette de Mitterrand et d’Edouard Balladur, Premier ministre entre 1993 et 1995. Comme souvent dans cet énorme dossier, aucun détail précis n’a été livré au juge, Renaud Van Ruymbeke. Ce dernier a donc clôturé officiellement ses investigations et le procureur de la République devra bientôt rédiger ses réquisitions. Il ne lui restera comme clients à se mettre sous la dent que quelques clampins qui ont tenté, en 1991, de se greffer sur le faramineux marché pour en tirer des subsides sonnants et trébuchants : Christine Deviers-Joncour, Loïk Le Floch-Prigent et une poignée d’autres. Alfred Sirven n’est plus là pour donner sa version de cette petite escroquerie qui aurait pu lui rapporter gros.
Mais chez Thales, montrée du doigt comme corrupteur présumé pendant toute la période de l’enquête, on juge « bancale » la fin de cette belle saga. « Le magistrat a fait son enquête à moitié, et donc le soupçon que des rétro commissions ont été versées n’est toujours pas définitivement écarté. Nous avons hésité à demander à Van Ruymbeke de nouvelles investigations pour prouver qu’il n’y a jamais eu d’argent versé à des Français, mais l’idée de relancer l’affaire pour trois ou ans en plus nous a stoppés », confie un proche du groupe électronique. Et si le juge avait trouvé quelque chose à se mettre sous la dent, Thales aurait ri jaune.
Le dossier des frégates refermé, Thalès reste embarrassée par un autre dossier : celui du « spectre » argentin. L’affaire a fait grand bruit à Buenos Aires, où une enquête a été ouverte par le bureau anti-corruption du Ministère de la Justice. Aujourd’hui, le juge Van Ruymbeke est également chargé des investigations. Il cherche à remonter la piste d’environ 25 millions de dollars versés par Thalès et transférés vers des comptes bancaires aux Etats-Unis et en Uruguay. A la base du dossier, Thalès remporte en Argentine grâce à un décret du président Carlos Menem de 1997, un énorme contrat de gestion et de surveillance du spectre radio-électrique que le gouvernement argentin concède au groupe français. Le spectre recouvre l’ensemble des ondes émises, utilisées par les émissions de radio et télévision, les télécommunications privées et étatiques, civiles ou miliaires, etc. Une opération à 900 millions de dollars sur 15 ans. Pour l’occasion une holding, filiale de Thalès, est créée aux Pays-Bas, Thales Spectrum International : figurent comme administrateurs deux avocats français et suisse, représentant des personnes préférant rester cachées, deux responsables de Thalès, Roger Chevrel et Guillaume Dehollain, et un homme d’affaires argentin, un lobbyiste très proche de Menem, Jorge Neuss. Une filiale de TSI est créée à Buenos Aires, chargée d’exécuter la mission « spectre ». Mais parallèlement, un contrat secret « d’assistance » est signé, à Paris, entre Thalès et Finego, une petite société suisse. Le gérant de Finego était apparu dans l’affaire Elf, sa société a été liquidée début 2003. Mais quand le fameux contrat est signé, alors que Finego est censée sur le papier apporter études, rapports et informations à Thalès à propos du contrat argentin contre un salaire de 135 000 dollars par mois, la petite structure se contente de recevoir puis transférer cette somme, moins 3% qu’elle conserve, vers de mystérieux comptes bancaires. A deux reprises, en plus des 135 000 dollars, deux virements de 10 millions de dollars vont suivre le même chemin. A chaque fois, sur instructions émanant d’un Français de Buenos Aires, Jean-Nicolas D., travaillant pour Thales.
Les responsables du groupe d’électronique estiment quele juge n’a pas tout mis en oeuvre pour retrouver l’intégralité des comptes d’André Wang. En 2001, les comptes bancaires en Suisse de l’homme d’affaires qui avait servi d’intermédiaire entre la France et Taiwan ont été bloqués par la justice. Ce businessman avait touché un pactole sur le contrat des frégates : environ 520 millions de dollars. Le problème, c’est que l’argent n’est pas sorti de ces comptes : il n’a donc pas a priori été redistribué… Les commissions sont-elles sorties d’autres comptes bancaires ? Encore fallait-il se montrer curieux. Aucune enquête n’a été menée aux Etats-Unis, où Wang a vécu pendant des années, à Oakland. Pourtant, la justice américaine aurait pu être sollicitée. Peut-être le magistrat ne parle-t-il pas anglais fluently.
Le juge s’est aussi gardé de demander aux autres sociétés - Matra (EADS aujourd’hui), Sagem, etc - qui utilisaient l’incontournable monsieur Wang sur quels comptes elles le payaient. Il aurait pu perquisitionner pour en savoir peut-être un peu plus sur les relations entre le Taiwanais et ses honorables sociétés. Il est vrai, on l’a appris depuis, que le juge Van Ruymbeke entretenait des relations plutôt cordiales avec un ponte d’EADS, Jean-Louis Gergorin, lequel a roulé le magistrat dans la farine à propos de faux listings bancaires… C’est l’affaire Clearstream.
A Singapour, où Wang détenait quelques comptes bancaires, le juge avait envoyé une commission rogatoire pour enquêter : il est vrai que les autorités n’ont pas répondu à ce Français un peu trop curieux à leur goût. Voilà pourquoi on ne saura jamais la vérité sur les rétro commissions de l’affaire des frégates de Taiwan.