Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau des auteurs à « Bakchich », et de « Bakchich » à ses lecteurs. Aujourd’hui les épisodes 19 et 20.
Moi, elle me l’aurait dit, à l’époque, Josy, l’histoire de son livret siphonné par Lekervelec, je l’aurais mise en garde… Je l’aurais un peu tuyautée sur ses fréquentations interlopes et ses trafics hasardeux, à Loïc. Mais Josy - pauvre agnelle - se garda bien d’évoquer devant moi sa malfaisance, à Loïc la Colique ! Et c’est bien à cause de ce silence, dont je n’ai jamais su s’il était coupable ou complice, que tout ce qui devait s’ensuivre, s’ensuivit…
C’est les poches bourrées d’billets d’cinq cent et la tête gonflée d’suffisance, que Loïc arriva rue Cortot. Elo l’attendait, un peu mieux mise que lors de leur précédente rencontre ; elle avait troqué son pilou miteux pour un corsaire noir et une chemise d’homme rouge, nouée sur le ventre. Quand elle se pencha au dessus de la table de salon pour compter les biftons que Loïc venait de jeter négligemment, façon Aga Kahn qui paye ses j’tons à Deauville, ses seins généreux exprimèrent avec véhémence leur soif de liberté, et Lekervelec, qui n’en perdait pas une miette, fut pris d’une trique monstrueuse. Mais, en vrai breton, il savait prendre la mer avec la marée, et pour l’heure, le vent était à la carambouille, pas à la baisouille.
Quand Elo eut fini d’vérifier le bon compte, et qu’elle eut bien dénombré cinquante gentilles plaquounettes, soit cinq grosses patates, elle lui remit une enveloppe cartonnée, d’où Loïc fit glisser le petit lavis noir de Van Dongen… « La Mort »… Sans tomber dans l’prémonitoire ou la superstition, avec un nom comme ça, d’aucuns l’auraient jouée modeste et prudente ; mais pas Loïc : c’était la partie d’sa vie, il allait faire péter l’nourin, et s’en foutre plein les fouilles, bien au-delà des cinq malheureux millions piqués à Josy ! Son plan, à Lekervelec, était d’une simplicité limpide mais navrante : il allait proposer le Van Dongen à tous les traficoteurs qu’il connaissait, faire monter les enchères, et céder le lavis au mieux disant… Comme il estimait l’truc, sur l’marché parallèle, à environ quinze bâtons, il espérait bien en tirer au moins dix-douze, net de net. Parce que son idée, à Loïc Lekervelec, Prince du Clair Obscur et Marquis de l’Embrouille, c’était que, non seulement il étouffait les millions à Josy, mais qu’en plus il embourbait Elo, qui ne reverrait jamais ni son Van Dongen, ni le solde de la vente.
Pour ça, on dira c’qu’on voudra, mais Loïc, avec les dames, il savait vraiment s’conduire en vrai pourriman !
- Alors, Barbouille, c’est la récession à Montmartre, qu’tu m’passes plus d’commandes ! Ma parole, ils sont tous morts tes clients du Mont Cenis ?… T’as assaisonné ma daube de première avec du Harpic Gel, ou quoi ?…
Lulu Hortec asticotait gentiment Lekervelec, qui, depuis bientôt un mois, ne lui avait pas pris une seule barrette de son afghan premier choix. Sans être vraiment en manque de clientèle, Lulu n’aimait pas avoir du stock de marchandise : d’une part ça immobilisait de la trésorerie, et d’autre part, ça multipliait les risques de saisie, avec toutes les complications qui vont avec, en cas de zèle des stups… Bref Lulu Hortec aimait travailler en flux tendu, zéro stock, zéro délai, zéro emmerde.
Et, effectivement, Loïc, depuis plusieurs semaines, lui faisait défaut ; il peaufinait son plan d’affaires, afin d’optimiser la vente du Van Dongen. Il s’était bien vite rendu compte qu’il ne pourrait pas prêter l’original, qu’Elo lui avait confié, à quatre ou cinq marchands ou intermédiaires à la fois. Pour le coup, la transaction allait prendre deux ans ! Et c’était pas dans les projets de Lekervelec que de s’éterniser à Paname : plus tôt il aurait la thune, plus tôt il prendrait l’chemin d’la belle vie, direction les Marquises, comme Gauguin ! Il s’voyait bien avec un p’tit ketch d’40 pieds et deux ou trois gonzesses à poil pour lui faire des gâteries sur le pont… Du coup Loïc avait de l’impatience dans l’portefeuille : tout tout d’suite, c’était d’venu son credo à Loïc !
Alors, pour faciliter la mise aux enchères du Van Dongen, Loïc, fort de ses talents de peintre, avait entrepris de reproduire le lavis noir et sanguine d’Elo. Il travaillait sur des feuilles à dessin piquées au Musée des Arts Montmartrois, qui conservait depuis des lustres des vieux papiers début d’siècle. Lekervelec, qui y avait ses entrées, en avait fait une bonne provision, et s’était mis direct à la copie : au bout d’un mois de labeur, il était passé maître dans l’art délicat du lavis, et, après une dizaine d’essais, ses deux dernières reproductions auraient pu aisément passer pour des originaux. C’est d’ailleurs l’une de ces deux copies qu’il montra à Lulu Hortec :
- Ben justement, puisque t’en causes, regarde un peu c’qui m’a tenu occupé, tout c’temps, Lulu… Mate-moi ça, un peu…
Pourquoi Lulu Hortec eut l’œil attiré par le lavis et pourquoi il demanda s’il était à vendre, ça, personne ne pourra jamais le savoir. Par contre, la réponse de Loïc, ça on peut la comprendre : quand le poisson saute tout seul sur la berge, le pêcheur lâche sa gaule et chope son filet. Aussi sec. (à suivre…)
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