"Le Guide du démocrate", un essai malin très critique et un voyage au cœur de la société occidentale contemporaine où chacun a des centaines d’amis sur Facebook mais passe ses soirées bien seul.
La démocratie, sa version light , celle qui nous gouverne, c’est le verre d’eau de Vichy qui fait avaler la pilule. Dans notre vidéosphère, où règne la propagande de masse, il n’est pas si sot de délirer sur ce magnifique système d’une voix pour un homme – le pire système à l’exclusion de tous les autres. Dans le Guide du démocrate, Éric Arlix et Jean- Charles Massera s’astreignent à un gai dynamitage de ce sacré principe, hérité de la Grèce, mais, comme elle, en faillite. Les éditions Lignes se sont fait mieux connaître en redonnant vie aux vieilles idées révolutionnaires de Badiou, c’est dire si les clés offertes par cette petite collection peuvent mener loin.
Pour Arlix et Massera, le prototype du démocrate, c’est Kevin, un homme moyen. Il n’est pas « démocrate » parce qu’il respecte le point de vue de l’autre, qui d’ailleurs n’en a pas. Il l’est parce qu’il a sur le dos le maillot d’un État baptisé démocratie. Les yeux fermés, il se livre en aveugle au destin qui l’entraîne : la marchandisation du monde et la « déliaison sociale ». Son bonheur n’est pas dans le pré, il est « d’échapper aux problèmes ». En obéissant aux recettes délivrées par les médias, la mode, la pub, il peut s’en sortir. Tout seul. Bref, la démocratie n’est plus qu’un dénominateur commun qui régule, au mieux, le « marché » mondial. Le bon ordre des choses vu de Wall Street.
« Le démocrate vit, pense et agit en réseaux », il doit « trouver sa tribu ». Heureusement que nos bons samaritains de Facebook sont là pour faciliter les choses. Jusqu’au sublime, quand le « réseau social » permet d’organiser des apéros géants, comme Meetic règle l’amour.
Si vous voulez un exemple de la philo développée par Arlix et Massera, suivez les Bleus, en ce moment sur les écrans. Vous mettrez alors en commun votre intérêt pour onze garçons en culottes courtes. Le démocrate ne se mobilise que pour les grandes causes ; là, il met « en commun » : le foot, la télé-réalité, la burqa, la rumeur sur Carla ou Da Vinci Code. Passé cela, il tire le rideau, et le voisin peut crever tranquille, la gueule ouverte.
Le petit bouquin des éditions Lignes est très rigolo ; avec des têtes de chapitres comme « Météo, déodorant et page d’accueil, les outils de la démocratie », il dépeint avec sarcasme le fil de nos jours ordinaires. Où l’essence est faite de résignation : « Écoute, t’as un boulot, estime-toi heureux. » Est-ce parce qu’il ne l’est pas – heureux – que l’homme des métros, des bus et des trams voyage avec un MP3 sur les oreilles, alors que les autres compagnons de voyage ne sont qu’un « fond d’écran » ?
Partis dans le toboggan de la dérision, nos auteurs y vont à freins rompus, faisant l’éloge de la « soumission active », mais aussi de la « passive ». Où le démocrate, « effrayé par la complexité économique », fait semblant de comprendre les mensonges délivrés par les experts. Kerviel aurait pu citer nos auteurs comme témoins à son procès. Pour eux, le trader est un « mineur de l’écran plat », au sens de gueule noire, un damné de la Ferrari jaune prenant juste le temps de manger des sushis et de sauter une « bombasse ». Vite fait.
Le Guide du démocrate n’est pas sot, figé. Il sait que le monde change ; ainsi, les valeurs écolos deviennent marchandes. L’homme d’affaires n’est pas assigné au costard, il peut choisir des tongs et une chemise à fleurs pour vendre des éoliennes. Qui ne produisent rien et flinguent le paysage. Le « propre », le « durable », « l’alternatif » sont déjà des « valeurs » bien intégrées par les philosophes de Publicis.
Puisque l’avenir dure trop longtemps, et que ça fatigue, faisons donc du patin sur les rives de la Seine, du vélo dans les bois, visitons les parcs « d’attractions ». Faisons-nous mille « amis » sur Facebook et bouffons des pizzas tout seul devant un porno. C’est parce qu’ils aiment et luttent pour la démocratie qu’Arlix et Massera en moquent le simulacre qui nous afflige. Dans leur livre, il y a des pincées de Kafka, Orwell ou Huxley. Ce qui n’est pas de la petite bière.