« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir » écrivait Jean-Jacques Rousseau. Une leçon que le gouvernement tunisien applique avec dextérité, comme l’analyse Béatrice Hibou, chercheur au CNRS (Ceri-Sciences Po) dans son dernier ouvrage, La force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie. Interview.
La force de l’obéissance… vous auriez pu aussi titrer votre livre comment les Tunisiens vivent sans moufter au cœur d’une "si douce dictature" ?
Vous aurez remarqué que je n’utilise pas le mot dictature ! J’ai justement voulu savoir comment fonctionnaient les relations de pouvoir et de domination en Tunisie avant de mettre le pays dans une case. Je me suis demandé comment la grande majorité des individus pouvaient vivre pour ainsi dire normalement dans un environnement politique disciplinaire, normalisateur et parfois coercitif. S’ils peuvent souffrir de l’absence de liberté d’expression, du poids d’un discours unique et souvent irréaliste et parfois d’une présence policière trop massive, ils n’en apprécient pas moins la sollicitude de l’Etat et son volontarisme économique. Mais loin de moi l’idée de sous-estimer la répression et le contrôle policier. D’où le choix de débuter mon livre par l’état des lieux du harcèlement que subissent les islamistes par les autorités tunisiennes. Cependant, il est un fait que l’usage de la violence et la répression proprement dite restent concentrées à des catégories de la population assez limitées.
Pourtant les pays occidentaux ne sont pas dupes, ni de cette coercition, ni de ce que vous nommez la « modernisation en trompe-l’œil » [1] que met en œuvre la Tunisie pour attirer les investisseurs étrangers. Peut-être y trouvent-ils leur compte, par exemple l’accès à une main d’œuvre bon marché ?
Non, la main d’œuvre n’est pas particulièrement bon marché en Tunisie, en termes comparatifs. Et il faut distinguer les bailleurs de fonds et les potentiels investisseurs. Pour les premiers, l’acceptation des réformes économiques, l’adoption du langage et des concepts à la mode dans le milieu de la coopération, la capacité administrative à répondre à ses demandes, un discours structuré et homogène, tout cela constitue un cadre extrêmement propice aux bailleurs de fonds. Leur travail y est facilité même s’ils peuvent, ponctuellement, critiquer l’absence de libertés publiques, la prégnance des mécanismes policiers et répressifs. Mais globalement, les modalités subtiles, économiques et sociales, de l’exercice du pouvoir et de la domination rendent d’autant plus difficiles les pressions en faveur d’une libéralisation politique que la Tunisie est un allié sûr et totalement engagé dans la "guerre contre le terrorisme", islamiste, cela va sans dire. La question de la modernisation n’est pas fondamentale pour eux ; il s’agit avant tout d’un discours. Quant aux investisseurs étrangers, ils ne sont pas si nombreux à venir, comme dans le reste de la région. Lorsqu’ils s’installent, ils sont moins attirés par le coût de la main d’oeuvre que par la proximité physique et linguistique, les facilités fiscales et douanières, l’efficacité de l’administration pour les zones off shore, les aides de l’Etat… ainsi que par l’ordre, la stabilité politique et la sécurité des personnes. Pour les uns et les autres, la modernité est appréciée de façon extrêmement formelle et opportuniste.
Pensez-vous que la stabilité politique de la Tunisie puisse être menacée par une récession économique ?
Non. À mon avis, les difficultés économiques actuelles en Tunisie sont souvent surestimées, tout comme le « miracle tunisien » l’avait été auparavant. On assiste certes à des problèmes ici et là, dans le tourisme en 2002-2003, dans le textile depuis la fin de l’accord multifibre…., mais globalement, l’économie tunisienne résiste relativement bien, principalement parce qu’elle repose sur le dynamisme de très petites entreprises tournées vers le marché local et dont le dynamisme ne doit pas tant aux politiques et interventions de l’Etat. Le Pacte de sécurité que je décris, qui entend surtout assurer l’ordre et la quiétude par des programmes sociaux, des politiques publiques, des orientations économiques, des alliances internationales… est le rouage fondamental de la stabilité politique et sociale. Or les mécanismes d’intervention du pacte s’adaptent aux conditions économiques, les subventions et le s compensations directes peuvent baisser du fait des difficultés financières, mais d’autres instruments peuvent se déployer, le crédit, les modalités, pas seulement statistiques de traitement du chômage, un ciblage des subventions, la préservation d’une bonne image garante de l’obtention de crédits extérieurs à coût faible… Par ailleurs, la stabilité politique n’est pas seulement assurée par des dispositifs économiques et sociaux ; le désir d’unité nationale joue un rôle indéniable, de même que la présence policière, l’absence de discussions et de débats, l’inexistence d’une presse digne de ce nom, le culte du consensus et de l’unanimisme.
La stabilité de la Tunisie serait-elle alors compromise par la disparition de Ben Ali, qui vient de fêter ses 70 ans ?
Non, je ne le crois pas. Le système politique tunisien ne tient pas à un seul homme, quoiqu’en laisse paraître le culte de la personnalité et l’omniprésence du Président dans le pays. J’ai précisément essayé de montrer dans mon livre que, ce qui "tenait" les gens, ce n’était pas le lien à un homme, fût-il le plus puissant, ce n’était pas non plus la peur seulement, mais un ensemble de relations de dépendances mutuelles et l’insertion des relations de pouvoir dans ces mécanismes économiques et sociaux les plus banals. Ce qui ne veut pas dire non plus que rien ne changera et il est fort possible que l’emballement policier soit freiné, que les formes les plus extrêmes et les plus violentes de la répression disparaissent ou s’amenuisent, ce qui n’est pas rien ; mais je ne crois pas aux changements majeurs en termes de modes de gouvernement.
Finalement ce système en vaut un autre : des Tunisiens satisfaits, une certaine stabilité …
C’est incontestablement un système qui fonctionne ; pour l’appréciation…. tout dépend des valeurs qui sont les vôtres, de l’importance que vous accordez au bien-être matériel, à la liberté, à la participation à la vie en société, à l’ordre et la sécurité… Mais que veut dire des Tunisiens "satisfaits" ? Et qui sont les Tunisiens ? Ceux qui sont directement engagés dans le combat politique ne le sont certainement pas, mais combien sont-ils ? La majorité des Tunisiens, ceux que j’ai essayé de comprendre, vivent sur le mode de la normalité, c’est-à-dire en cherchant non pas à contester, ni même à apprécier, mais simplement à s’adapter à des règles sinon intériorisées, du moins négociables et sur lesquelles ils peuvent jouer et par là même trouver des avantages concrets et matériels. Ils peuvent être simultanément satisfaits et insatisfaits, les hommes ne sont pas unidimensionnels… Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne seraient pas "satisfaits" dans un autre système politique.
[1] « Les autorités de tutelle adopteraient de nouvelles normes et des institutions calquées sur les modèles internationaux pour, en quelque sorte « se faire bien voir », montrer que le pays s’adapte ; mais elles le feraient très progressivement, sans en adopter nécessairement l’esprit. » La force de l’obéissance, B. Hibou, Édition La Découverte, page 43.
Je trouve que cette entrevue avec l’auteur ne fait pas totalement justice au livre. Je n’en ai lu pour l’instant que 160 pages sur 360, mais j’en ai déjà pour mon argent.
Le livre fait apparaitre le tissu serré de liens dans lesquels sont pris les Tunisiens. Au delà des 100000 policiers pour 10 millions d’habitants, des 2 millions de membres du parti, c’est tout l’ensemble de la vie sociale sans en rien excepter qui est soumis à la surveillance afin qu’aucune organisation indépendante ne puisse se développer hors du contrôle du pouvoir. La Tunisie apparait comme à la limite du totalitarisme, un totalitarisme mou, souriant si l’on veut, mais qui englue toute la vie sociale. En France, la Tunisie est souvent considérée comme un modèle pour le Maghreb ; je parlais aujourd’hui avec une personne d’origine algérienne qui me disait que Bouteflika a exprimé le même sentiment récemment ; après lui avoir cité l’extraordinaire mécanisme du 26.26 qu’expose B.Hibou, elle a été très surprise : malgré la gravité de la corruption en Algérie, un système de clientélisme aussi bizarre lui paraissait impensable. Ce qui est grave en Tunisie, c’est qu’au delà des corps, ce sont les esprits qui sont soumis : c’est bien plus grave qu’un simple autoritarisme qui existe par la peur qu’il inspire. Si la peur recule, les esprits libres peuvent à nouveau s’exprimer, comme par exemple le ’juriste en liberté surveillée’ marocain qu’on peut lire à http://www.blog.ma/obiterdicta/ Il me semble qu’un site similaire serait considéré comme une menace par le régime tunisien.
Si on arrive à compromettre la grande majorité de la population pour qu’elle accepte de se soumettre, le régime est au fond beaucoup plus inquiétant pour une personne extérieure qui vit elle -même dans un pays libre, mais où les politiciens, les médias, les élites économiques sortent souvent du même moule (à propos, la Tunisie a aussi une Ecole Nationale d’Administration) et dans lequel ces élites expriment souvent de l’admiration pour le régime tunisien. Si demain, nous avions un homme providentiel qui arrivait a trouver un épouvantail suffisamment terrifiant, comme les islamistes pour la Tunisie, que pourrait-il nous arriver ? Le livre de B.Hibou évoque la possibilité d’un totalitarisme fonctionnant dans une économie essentiellement privée, contrairement à l’opinion répandue qui veut que seule une économie centralisée permet de réaliser un véritable totalitarisme. Peut-être en ferons nous l’expérience un jour ?
En résumé, une lecture passionnante, même pour quelqu’un comme moi qui ne m’intéresse pas spécialement à la Tunisie.