D’une conversation de bistrot interculturelle qui passe de la cordialité au racisme
Il est des scènes qui en disent long, trop long. Celle-ci se passe en début de soirée à la terrasse d’un bar quelconque du quartier du stade Omnisports de Yaoundé, où l’émissaire de Bakchich déguste une Castel glacée et les colonnes sucrées de son journal préféré (Cameroon Tribune, pour ne pas le citer).
À une table de là, un couple de jeunes Français bavardent joyeusement avec deux Camerounais, qui ont tout l’air d’être deux frères. Plus tout à fait touristes mais pas encore cramés par le soleil, les tourtereaux expatriés complètent entre amis leurs connaissances du pays, estimant sans doute que le Petit Futé – le livre de chevet des touristes de passage – n’a pas épuisé le sujet. Preuve que les deux Blancs travaillent ardemment à leur intégration, ce sont eux qui font les présentations lorsque se pointe un troisième autochtone. Tiré à quatre épingles, le nouveau desserre la cravate, et serre la pince de ses amis d’outre-mer et de ses compatriotes inconnus. « Bonsoir ! C’est comment ? ». Et le voilà qui se fond dans l’amicale discussion. -Ça parle maintenant de foot et de politique, de Sarko et de visas, de « nous » et de « vous ». Bref, de tout et de rien. C’est banal, ça trinque et ça plaisante.
Mais voilà qu’au moment où l’on allait se rendormir dans les pages douillettes de Cameroon Tribune, la discussion d’à-côté prend une autre tournure. Il est maintenant question d’« ethnies », sujet glissant s’il en est dans un pays qui en compte, dit-on, deux cent cinquante. Les deux frérots s’agitent et rigolent grassement. « Les Bamiléké [1] ? Ah, ah ! On les connaît, les Bamiléké ! Des riches, des voleurs ! Ils ne vous donneront jamais rien… Rien ! Ils gardent tout pour eux ! Des chiches qui restent entre eux ! ». Et les deux braillards d’enchaîner les poncifs et les légendes pour rhabiller les Bamiléké, en bloc. « Des menteurs ! Des tueurs, même ! Ils ensorcellent les gens ces gars-là, c’est comme ça qu’ils s’enrichissent ! Vous connaissez le famla [2] ?… » Et blablabla. Les deux Français lancent des regards inquiets au cravaté. Pas besoin d’être sorcier pour comprendre qu’il est, lui-même, Bamiléké.
Mais les deux lourdauds, aveuglés de certitudes, poursuivent leur leçon tribale sans saisir la situation. « Ah, ah ! Les Bamiléké ? On les connaît ! Ils sont gros ! Ils sont sales ! Ils s’habillent comme des pauvres ? Mais ils cachent leur fortune !! Des chiches, qu’on vous dit ! Ils ne montrent jamais qu’ils ont de l’argent ! » Imparable. Et les « exemples » pleuvent, comme autant de preuves et de passe-droit pour généraliser [3]
« Un Bamiléké Président ? Moi, je vous dis, y aura la guerre dans ce pays ! Et ils vont souffrir, les Bamiléké ! Je vous dis : ils vous nous sentir ! », jure un des frères. Et l’autre de compléter : « Si j’ai en face de moi un serpent et un Bamiléké, je tue d’abord le Bamiléké… Je tue d’abord le Bamiléké ! » Tandis que le Bamiléké desserre un peu plus sa cravate et décroche un sourire en serrant les dents, le couple français réclame instamment l’addition, confus d’avoir aventuré ses « amis » hors des exotiques sentiers battus par le Petit Futé…
[1] « Si le Cameroun présente une grande diversité de paysages, c’est également une riche mosaïque de peuples, avec près de 250 ethnies différentes. (…) on compte environ 700.000 Bamilékés, très influents dans les milieux d’affaires notamment », informe le Petit Futé Cameroun Country Guide, 3e édition, p. 56.
[2] « Fratrie de sorciers dont les membres vendraient au loin leurs proches, transformés en esclaves zombies », selon la définition de Dominique Malaquais, Architecture, pouvoir et dissidence au Cameroun, Karthala, 2002, p. 362.
[3] Pour goûter à des « théories » de cet acabit, on peut par exemple lire les écrits du « philosophe » Hubert Mono Ndjana, professeur à l’Université de Yaoundé I et président – contesté – de la Société Civile de la Littérature et des Arts Dramatiques (SOCILADRA). Cf : Dieudonné Zognong, « La question Bamiléké pendant l’ouverture démocratique au Cameroun : retour d’un débat occulté » sur le site internet de l’Unesco (www.unesco.org).
Le bouc émissaire idéal
La recherche du bouc émissaire est un sport national au Cameroun. Face à la crise économique persistante, aux blocages politiques, au délitement moral, chacune des 250 ethnies du Cameroun cherche le coupable. Et le coupable c’est toujours l’autre. A ce petit jeu, les Bamilekés sont les premières victimes. Alors qu’ils n’occupent aucun poste politique ou administratif d’envergure, alors qu’ils ne gèrent ni budget colossal, ni rentes de situation, ils sont toujours indexés quand çà va mal. Or la plupart des Bamilekés sont des "sel made men" qui ont bati leurs fortunes à force de travail, contrairement à la bourgeoisie administrative constituée essentiellement par les ressortissants de la régions d’origine de Mono Ndjana (Centre et Sud). le plus regrettable dans l’affaire c’est cette tendance bien camerounaise de toujours laver le linge sale en public, en prenant en témoin un étranger, de préférence blanc pour dénigrer d’autres Camerounais. Peut-on imaginer un Breton tenir des propos haineux à l’encontre d’un Basque devant des Camerounais de passage ? Incroyable. Le tribalisme instrumentalisé par les politiques est tellement incrustré au Camroun que des ressortissants étrangers sont mieux accueillis et acceptés au Cameroun que certains nationaux. Cinq millions de Nigerians (sur 16 millions d’habitants) vivent actuellement au Cameroun sans problème. Tout le petit commerce est aux mains des Africains de l’Ouest qui expatrient tous leurs revenus alors que les hommes d’affaires Bamileké investissent sur place. Faites un tour à Douala et Yaoundé pour le constater. La mainmise des étrangers sur le Cameroun (Nigerians, Sénégalais, Maliens, Chinois, Indo-pakistanais…)ne gênent visiblement personne. Seuls les Bamileke font vraiment peur. Plus que les serpents vénimeux. Un ancien colonisateur ne peut qu’être satisfait de l’entendre dire. Pauvre Cameroun ! Jean Pierre Ngaya / Yaoundé