Quand Jean-René Fourtou prend la tête de Vivendi en 2002, une société de sécurité privée se met à collecter des informations sur la « crédibilité » et la « morale » de quelques un de ses collaborateurs et d’une journaliste du « Monde ». Eclairant sur des pratiques à la limite de la barbouzerie !
Il y a différentes manières pour un patron de mieux connaître ses proches collaborateurs. Il peut les convier à un bon repas, faire leur connaissance autour de mets et de vins fins. Prenant la tête de Vivendi en juillet 2002, Jean-René Fourtou, l’ancien patron de Rhône-Poulenc, a économisé certains dîners – lui qui apprécie tant les bonnes tables – et aurait misé sur une société de surveillance pour se renseigner. Un ancien cadre de l’officine Européenne de sécurité privée (ESP), Patrick B., jeune gendarme retraité, a raconté l’été dernier à la brigade financière les missions spéciales qu’il lui a fallu effectuer entre 2002 et 2003. « Bakchich » aussi s’est renseigné sur ce témoignage inédit.
Il faut se souvenir du contexte alors sulfureux autour de Vivendi. « Quand, en juillet 2002, Fourtou prend la tête de Vivendi Universal, l’empire lézardé implose. L’entreprise est attaquée de toutes parts et croule sous les dettes. Les banques ne veulent plus faire les fins de mois et personne ne se précipite pour prendre le job de J6M, « Jean-Marie Messier-moi-même-maître-du-monde ». C’est Jean-René Fourtou qui s’y colle, lui qui commençait à couler une retraite paisible (il n’était plus que vice-président non exécutif du pharmacien Aventis). En plus de sauver Vivendi, on lui demandait de préserver la place de Paris d’une énorme déconfiture », résume Le Point dans un portrait saisissant de Fourtou, l’un des patrons les plus puissants de France, publié en 2005.
Ceci justifie cela ? Jean-René Fourtou, pressé de se renseigner sur le terrain miné dans lequel il met les pieds, a-t-il sollicité quelque information sur une poignée de « figures » de son groupe, dont il estime, à tort ou à raison, qu’elles risquent de lui jouer des tours ? Patrick B. s’en est ouvert aux flics qui enquêtent sur l’affaire Rhodia [1]. « J’ai été chargé d’une mission d’environnement des collaborateurs de Jean-René Fourtou », a-t-il assuré. Qu’en termes choisis ces choses-là sont dites. Il précise : « Il s’agissait de collecter des informations sur la crédibilité et la morale des personnes concernées, dans le domaine public ou grâce à des interviews réalisées avec leurs proches ». Par le biais d’un porte-parole, l’ami Jean-René Fourtou « dément catégoriquement » avoir commandité ces éventuelles enquêtes. « Il n’a jamais demandé quoi que ce soit sur les noms que vous citez, ni sur personne ».
Bah, la société de sécurité agissait probablement de sa propre initiative. Selon les souvenirs de l’ancien gendarme – encore issus de son imagination fertile -, l’ancien député Alain Marsaud, alors directeur de la prospective de Vivendi, et son collaborateur Laurent Obadia, intriguent tant le nouveau PDG que la société ESP se lance en 2002 à la recherche d’infos tous azimuts. En poste depuis des lustres, le secrétaire général du groupe, l’inusable Jean-François Dubos, compagnon de route de feu Charles Hernu, intéresse aussi au plus haut point. Comme Alain Bauer, alors consultant attitré de Jean-Marie Messier, ex-grand maître du Grand Orient de France…. Pas de rapport écrit remis au boss après ces missions très spéciales, mais des détails « transmis oralement », avance l’ancien gendarme…
« Jean-René Fourtou et Jean-François Dubos démentent catégoriquement les ridicules allégations apportées dans l’article du site Bakchich.info du 21 janvier et vous prient de le faire savoir à vos lecteurs. »
Un responsable d’ESP, contacté par Bakchich, assure ne pas avoir connaissance de ce type de missions. « On a de gros clients du CAC 40, on a protégé Madeleine Allbright [alors secrétaire d’Etat américaine] pour le compte de l’agence Kroll, mais nous ne réalisons pas d’enquête de moralité et jamais de basses besognes ». Puisqu’il le dit… Dans l’affaire Rhodia, les deux plaignants Edouard Stern, le banquier, et Hugues de Lasteyrie, tous deux décédés depuis, avaient été espionnés « de la propre initiative » d’officines. Même Thierry Breton, alors administrateur de Rhodia et patron de France Télécom, avait été destinataire d’un rapport sur Stern : « de la propre initiative » de la société de surveillance concernée, Sécurité sans frontières…
Attablé dans un café près de la Préfecture de police de Paris, Patrick B. ajoute, pour Bakchich, des détails oubliés lors de son interrogatoire : « Nous nous sommes aussi intéressés à Martine Orange, alors journaliste au Monde. Je n’en ai pas parlé lors de mon interrogatoire, car les policiers ne m’ont pas posé la question ». Faisant appel, une fois de plus, à son imagination sans bornes, Patrick B. se souvient, en effet, avoir filé et surveillé la journaliste.
Oh les mauvaises manières ! Comme indique la journaliste - aujourd’hui rédac chef à La Tribune-, qui publie en 2002, dans les colonnes du journal du soir, de multiples révélations sur la crise qui ébranle Vivendi, Fourtou refuse de la voir après son arrivée, et la relation est glaciale avec Le Monde. « Il me reçoit en janvier 2003, pas avant ». Cela n’étonne pas Martine Orange outre mesure qui croit savoir - elle le dit à Bakchich - qu’elle intéressait déjà Jean-Marie Messier au plus haut point avant son éviction. « Mais commanditer une enquête sur la journaliste du Monde n’aurait eu aucun sens pour le nouveau président de Vivendi, nommé après le départ de Messier », proteste le porte-parole de Fourtou qui assure que son client n’a rien à voir avec tout ça et que « s’il y a eu enquête, cela ne peut être qu’à l’initiative » d’ESP.
« Depuis 10 ans que la société existe, Jean-René Fourtou a été à la base de la quasi totalité des contrats » sur lesquels travaillaient ESP, a raconté l’ancien gendarme Patrick B. devant les flics. Le fondateur d’ESP, Luc Cottenet, avait été chargé de protéger Fourtou après l’assassinat de Georges Besse, ancien Pdg de Renault , en 1986. Les deux hommes étaient visiblement restés liés. ESP assure autant la sécurité physique de Fourtou et, parfois, celle de Claude Bébéar, l’influent patron d’Axa, que la mise à disposition de chauffeurs de sécurité. Des contrats bien gentillets auxquels se rajoutaient des missions de sous-traitance pour Kroll, la puissante agence américaine de renseignement privé, pour lesquels les collaborateurs d’ESP rendent compte à la DST. Le reste relève de l’imaginaire d’un ancien cadre de la boîte..
[1] L’enquête sur le chimiste Rhodia fait suite à une plainte contre X pour « présentation de comptes inexacts, diffusion d’informations fausses ou mensongères, délit d’initié et recel de délit d’initié » déposées par deux actionnaires déçus de Rhodia, la filiale de Rhône-Poulenc, Édouard Stern et le financier Hugues de Lasteyrie. Ils soupçonnent Aventis, la société née de la fusion entre Rhône-Poulenc et Hoechst, d’avoir dissimulé la situation réelle de l’entreprise au moment de sa vente : des passifs n’étaient pas provisionnés de façon suffisante dans les comptes, notamment des sites industriels à dépolluer