Notre collaborateur Laurent Léger a commis un nouveau méfait : un livre. "Trafic d’armes, enquête sur les marchands de morts (Flammarion)". Petit extrait choisi.
Que seraient les guerres sans trafiquants d’armes, les champs de batailles sans munitions, les massacres sans kalachnikovs. De mornes conflits. La chose est pourtant possible. « Si on le voulait, toutes les filières seraient stoppées en 18 mois » révèle un gars des « services », confessé par Laurent Léger dans Trafic d’armes. Heureusement, ces maîtres barbouzes sont bien trop importants pour les États, petits et grands, à qui ils rendent de menus services. Exemple avec Victor Bout, le « Bill Gates des trafics ».
« Ah, ces ingrats de Français. Les diplomates du Quai d’Orsay ont plaidé pour que l’empereur du trafic d’armes soit inscrit sur la liste noire des Nations Unies. Et pourtant : l’une des opérations militaires françaises les plus importantes de ces dernières années s’est en partie déroulée grâce à lui. Peu de spécialistes le savent mais c’est Victor Bout qui a fait démarrer Turquoise, l’intervention française au Rwanda, sur les chapeaux de roue.(…)
Turquoise sera opérationnelle en quelques jours seulement : il a fallu organiser un véritable pont aérien au départ de la France, une formidable projection de forces, hommes et matériels vers le cœur de l’Afrique, à Goma. C’est cette ville située dans l’est de l’ancien Zaïre qui va servir de base logistique à toute l’intervention militaro-humanitaire au Rwanda. Mais l’histoire officielle, telle qu’elle a été racontée par une brochette de généraux devant la mission d’information de l’Assemblée nationale en 1998, omet certains détails de ce formidable transport de troupes. Pour expédier au plus vite sur le théâtre des opérations soldats, armes, hélices et véhicules de toutes sortes, sans oublier de gigantesques volumes de carburant, on ne s’est pas trop renseigné sur celui qui avait pu fournir les énormes cargo seuls capables de ce tour de force. Et oui c’est un trafiquant d’armes.
Pour en savoir plus, il faut s’attabler avec un vieux briscard de l’aéronautique. (…)
C’est grâce à Michel Victor-Thomas que celui à qui un ministre britannique a un jour collé l’étiquette de « Bill Gates du trafic », a transporté les troupes françaises en 1994. « Le 21 juin, j’ai reçu un coup de fil d’un commissionnaire de transport mandaté par l’Etat-major des armées », raconte-t-il. « On a des urgences sur Turquoise. Est-ce que tu peux passer nous voir », me dit-on. J’y vais, et on me donne carte blanche. Après cela, j’ai travaillé en ligne directe avec l’Etat-major pour toutes les questions logistiques. » Patron de la société Spairops, une entreprise d’affrètement d’avions, Victor-Thomas se charge de trouver les Antonov, les énormes avions-cargos qui transportent les matériels les plus gros qui soient. La « faiblesse » et l’« état de délabrement du transport aérien militaire français », selon un expert, sont tels que l’armée, avec ses Transall et ses C-160 insuffisants, doit sous-traiter au privé le transport de ses troupes et de ses équipements. Dans l’urgence, il faut se débrouiller.
« Quand on demande à Bout un avion en urgence, il répond « OK, à quelle heure ? » et accepte de faire décoller ses appareils sans paiement d’avance, ce qui est rarissime dans le métier, se souvient Michel Victor-Thomas. Il ne faut pas perdre de vue que l’armée française paie au mieux à échéance de 90 jours… ».
Au plus fort du transport - de la « projection » sur le terrain, disent les militaires -, douze avions voleront en même temps. À entendre ce baroudeur des airs, le ministère de la Défense ne savait même pas que Bout, déjà surveillé par les services secrets, était en fin de chaîne. Ils l’ont appris après. Lors de la lecture des auditions de la mission d’information sur le Rwanda, on ne trouve nulle part trace de Bout. À la Défense, on préfère rester dans le vague sur l’origine des avions loués. « Pour la mise en place des forces de Turquoise, il a été fait appel à une centaine de rotations d’Antonov qui, à partir de cinq plates-formes en France, notamment Roissy, Nantes, Istres et Lyon, ont amené les personnels, les matériels et les ressources. »
Habile, l’ami Bout apparaît et disparaît des listes noires de l’Onu, au gré des services rendus aux Etats-Unis (Irak) à l’Angleterre ou à des organismes humanitaires…