Ce qu’il y a de bien chez certains coiffeurs, c’est qu’ils n’ont pas besoin de l’aval du client pour parler.
Venez monsieur, asseyez-vous ici. Attendez, je vais vous aider à passer la blouse. Ça va ? L’eau du shampoing n’était pas trop froide ? Il ne faudrait pas attraper mal par ce temps, hein ? Ça fait longtemps que j’ai pas vu un tel froid sur Paris. Il faut que ça change vite parce que, sinon, moi je ferme le salon et je vais faire la manche dans le métro. Bien sûr que ça va mal ! C’est même pas une question à poser… Au mois de janvier, je n’ai bien travaillé que trois jours. Et là, en février, c’est très très mal parti.
Oui, bien sûr, quand il fait froid comme ça, les gens préfèrent éviter de se couper les cheveux. Mais y’a pas que ça ! C’est tout ça à cause des histoires de crise. Tout le monde ne parle que de ça, alors fatalement, les clients restent chez eux et ne veulent plus ouvrir leur portefeuille. Oui, c’est ça : les gens ont peur. Peut-être qu’ils ont raison, mais je crois qu’on fait tout pour les effrayer. Bah, la presse, pardi ! Les journaux et la télé, ils feraient n’importe quoi pour vendre du papier. Bien sûr, les trains qui arrivent à l’heure, les endroits où il y a du bonheur ou de l’espoir, ça ne les intéresse pas. Ils préfèrent nous affoler en nous disant que la crise est grave, que des millions de gens vont perdre leur job et leur maison. C’est des criminels ! Vous n’êtes pas journaliste, au moins ? Ah, ouf ! Parce que je suis comme ça moi, je commence à parler sans faire attention et c’est qu’après que je me demande à qui j’ai affaire.
Tenez, avant-hier ou hier, j’avais un client plus jeune que vous. On commence à parler de choses et d’autres et on en arrive aux grèves. J’lui ai expliqué que je ne comprenais rien à cette histoire de chercheurs à l’université. « C’est quoi un chercheur ? Ça cherche quoi ? Encore un truc qui ne sert à rien ! », que j’lui ai dis. Et le voilà qui se met en colère. Hé oui, c’était un chercheur avec un tas de diplômes. Il était tellement vexé qu’il a exigé d’être coiffé par quelqu’un d’autre. Je lui ai dit que j’étais le patron mais il n’a rien voulu entendre. Heureusement que mademoiselle Sofia était libre. C’est elle qui a terminé son tour d’oreille.
Et vous, vous faites quoi ? Comptable ? Ah ça, c’est un beau métier. Les chiffres et tout ça… Pendant des années, j’ai eu le même comptable. Pas un seul souci avec lui. Tout était propre, nickel. Et puis, il a pris sa retraite. Maintenant, il vit dans une caravane avec sa femme au Maroc. Il m’envoie une carte à Noël et pour la Saint Louis. Au moins lui, il a le soleil et les méchouis. J’ai jamais réussi à lui trouver un bon remplaçant. Y’a que des jeunes sur le marché et ils salopent le travail. Ils ont des ordinateurs et tout ça, mais ensuite il faut repasser derrière eux et vérifier.
Remarquez, c’est comme dans mon salon. Moi, j’ai commencé apprenti à l’âge de quinze ans. A l’époque, c’était sous Pompidou, on était obligé de tout faire. Je nettoyais les outils, je passais le balai, je lavais le sol, je briquais la vitrine. Aujourd’hui, faire de la formation, c’est se prendre des gifles en permanence. Les gens « croivent » qu’on prend des jeunes parce qu’on les paie moins. C’est vrai que c’est rentable de prendre un apprenti mais moi, ça m’a toujours intéressé de former des jeunes. C’est le côté agréable de ce métier. Un gamin arrive chez vous, vous le formez pendant trois ans. Il part. Et puis un jour, il vient vous rendre visite et il vous lance qu’il possède trois ou quatre salons dans sa ville. Alors, là, moi, je suis fier.
Le problème, c’est que maintenant, ils veulent tout, tout de suite. Tiens, celui du fond-là. Celui qui a les cheveux teints en bleu. Sa première question quand il est arrivé au salon, c’était de savoir si j’allais lui donner des tickets-restaurants. Et ensuite, on a parlé des RTT ! Ouais, c’est de toi qu’on parle Sébastien. Il a l’oreille fine, hein ? J’ai jamais été un profiteur ou un esclavagiste mais quand même ! Et il faut faire attention à comment on leur parle. La moindre remarque, et c’est parti : l’inspection du travail et tout le tralala ! Et puis, il suffit de leur proposer cinquante euros de plus et ils vont chez le concurrent. C’est comme ça que l’arabe de la rue d’en haut m’a piqué deux jeunes que j’avais commencé à bien former.
Je lui en veux un peu mais comme c’est le plus ancien dans le quartier, j’ai préféré ne pas faire d’histoires. Il était là bien avant que Balladur ne détruise les immeubles et qu’il vire les immigrés. Ça fait longtemps que vous vivez ici ? Non ? C’était pas comme ça, ici. C’était un quartier pauvre, y’avait les abattoirs pas loin, des camionnettes partout, des bouis-bouis dans toutes les rues. Maintenant, c’est du 8.000 euros le mètre carré ! Moi je cherche quelque chose de plus petit et je visite plein de studios mais je ne trouve rien d’abordable. On dirait qu’y a que des palais des mille et une nuits en vente. C’est n’importe quoi ! J’espère que ça va bientôt baisser.
Oui, vous avez raison. J’fais comme les journaux. Je ne vous parle que des choses qui vont mal. Que je vous parle de quelque chose de positif ? Alors là, attendez, c’est bien la première fois qu’un client me demande ça. Attendez… Non, vraiment, sorti des choses personnelles, je vois pas trop ce que je pourrai vous dire. Ah, oui, tiens. J’ai enfin vu « Bienvenue chez les Chtis ». Mon beau-frère m’a passé le DVD. Qu’est-ce que j’ai rigolé. Ah, ça m’a fait du bien. J’ai même eu envie d’aller passer un week-end là-bas. C’était trop drôle. Moi, je suis parisien de la cinquième génération. Avant, ma famille habitait du côté de Nantes. Cinq générations à Paris, c’est rare. Posez, la question, vous verrez. C’est pour ça que je dis qu’il devrait y avoir un club des vrais Parisiens.
Et vous ? Ténès ? C’est où ? Aux Etats-Unis, ah oui, Ténès, Tennessee. C’est bien, ça. Ça doit vous changer, non ? Moi, je ne suis jamais allé en Amérique. J’connais bien l’Irlande, j’ai même pensé m’installer là-bas mais j’ai renoncé à cause de la langue. Et puis, maintenant ils ont la crise. Oui, comme vous dites, c’est ce que prétendent les journaux. Bon, allez, c’est fini, vous voilà propre comme un sou neuf. Essayez de ne pas attendre trop longtemps avant de revenir, d’accord ? La prochaine fois, j’aurais des histoires joyeuses à vous raconter…