Petit sacerdoce, le métier d’administrateur judiciaire demande de grands sacrifices pour sauver les entreprises en difficulté. Mais de petits malins en profitent pour faire fructifier leurs deniers. Un procès scrute en ce moment les petites et grosses ficelles du métier.
Peut-on, en France, faire confiance à la justice consulaire de son pays : celle des tribunaux de commerce, qui sont en principe chargés d’assurer, en les confiant à des administrateurs judiciaires, le sauvetage des entreprises en difficulté ? Un procès-fleuve se termine ces jours-ci à Paris. Passé curieusement inaperçu, il apporte un commencement de réponse, et jette une lumière blafarde sur certaines pratiques : treize de ces administrateurs, mis en examen pour « corruption passive », y comparaissaient pour avoir, dans les années 1990, passé avec un banquier, poursuivi quant à lui pour « corruption active », un pacte inventif mais illicite.
L’affaire, instruite par la juge Evelyne Picard, est d’une aimable simplicité : plutôt que de s’attacher (platement) au redressement des sociétés en péril que leur confiait le tribunal de commerce, les prévenus se préoccupaient surtout, en gestionnaires avisés, d’améliorer leurs propres fins de mois. Ils avaient conçu, pour cela, un système ingénieux, en même temps que délicieusement rémunérateur : ils déposaient les derniers avoirs des sociétés en question dans une banque amie – la Société de Banque Occidentale (SDBO, filiale du Crédit Lyonnais) – sur des comptes qui, souvent, n’étaient pas rémunérés.
On imagine aisément la joie du patron de ce vénérable établissement, Pierre Despessailles (lui-même ancien juge consulaire au tribunal de commerce de Paris, et décédé récemment) : ces dépôts massifs ne lui coûtaient pas un centime. Pour bien marquer sa gratitude, il concédait à son tour à ses bons clients de la justice consulaire des prêts personnels à des taux négociés, qui leur permettaient de se constituer à peu de frais un confortable patrimoine immobilier.
Dans un rapport d’inspection confidentiel du 30 septembre 1992, la Commission bancaire, chargée de contrôler en France les établissements de crédit, observait que la SDBO avait considérablement développé son « secteur « administrateurs judiciaires », dans lequel (son) directeur général », Pierre Despessailles, « (était) remarquablement introduit ». La Commission précisait que l’objectif de la banque était de « couvrir » la plus grande partie des tribunaux de commerce de la région parisienne. Pour ce faire, Pierre Despessailles, « veillait à entretenir », « des relations personnelles directes avec les administrateurs et mandataires » judiciaires « clients de la SDBO », leur concédant notamment « des conditions tarifaires exceptionnelles ». Cette consanguinité a théoriquement pris fin en février 1996, quand le président du Conseil national des administrateurs judiciaires a signé une « recommandation déontologique » conseillant formellement aux intéressés de « ne contracter à titre personnel tel ou tel établissement avec lequel des relations professionnelles étaient déjà entretenues qu’(à la condition) de s’abstenir de toute négociation individuelle en vue d’avantages particuliers » : mieux vaut tard que jamais.
Dans son ordonnance de renvoi, Evelyne Picard donnait de cette inventive sollicitude le résumé suivant : « Il ressort de l’examen des faits que (…) Pierre Despessailles (…) a mis en place (…) un véritable système de corruption auquel bon nombre d’administrateurs judiciaires (…) ont acquiescé avec plus ou moins de voracité ».
L’exemple, parmi treize autres, de maître I., administrateur judiciaire à Paris, donne un bon aperçu de cet appétit : cette dame avait ouvert à la SDBO la bagatelle de 143 comptes. Correspondant, pour l’essentiel, à chacune des sociétés en difficulté dont elle était censée assurer le redressement. Et sur lesquels, pour le seul second semestre de l’année 1994, elle avait déposé plus de 44 millions de francs : une somme assez rondelette. En échange de cette assiduité, la banque avait consenti à cette cliente modèle, outre des facilités de caisse d’un million de francs, nombre de menus avantages.
D’abord, un prêt immobilier de 2,6 millions de francs sur dix ans au taux préférentiel de 5,5 %, à une époque (1987) où le taux de base, pour de tels prêts, était de 9,60%. Puis un deuxième prêt immobilier, trois ans plus tard, de 4,5 millions de francs, au taux exceptionnel de… 0%. Puis encore : un troisième, de 4 millions de francs, douze mois plus tard, au taux, non moins amical, de 1%. Puis enfin, en 1994 : un ultime prêt, de 600 000 francs, à 6%, au lieu de 7,95%.
Avec tout ce bel argent, qui ne lui a pas coûté grand chose, maître I. s’est notamment offert un très bel « ensemble immobilier » dans le centre de Paris, et, en Normandie, ce qu’elle appelle « une belle maison » : un château de 350 m habitables nimbé d’un parc de 1,5 hectare, au cœur d’un élégant massif boisé de 30 hectares (verdoyants) supplémentaires.
Jacques Melki, marchand de tableaux, tenait rue de Seine, à Paris, une galerie de renommée mondiale. Placée en redressement judiciaire au mois de septembre 1993, sa société, la Segame, est confiée à deux administrateurs. La Segame est liquidée un mois plus tard, « en un temps record », alors qu’elle dispose encore « d’un fonds de roulement de plus de neuf millions d’euros ». Étonnant. Les deux administrateurs sont de ceux qui sont aujourd’hui jugés à Paris pour corruption passive. Jacques Melki, qui a, c’est un euphémisme, mal digéré d’avoir perdu sa galerie, a demandé à se constituer partie civile (et brandit à l’appui de sa requête une ordonnance du 22 janvier 2007, où le Premier Président de la Cour d’appel de Paris considérait qu’ « un soupçon objectif de partialité » pesait sur des « membres de la juridiction consulaire » parisienne) : il attend une réponse.
Les sociétés dont maître I. et ses douze co-prévenus devaient assurer la survie ont quant à elles connu, souvent, un destin moins hollywoodien (voir l’encadré ci-contre).
Mais ces professionnels aguerris continuent, comme si de rien n’était, à exercer à Paris leur noble magistère, et ils auraient tort de se gêner : au terme de leur procès, le ministère public a gentiment requis une dispense de peine. Délibéré le 16 mai 2008.