Troisième partie des bonnes feuilles du livre des linguistes Louis Jean Calvet et Jean Véronis, « Les mots de Nicolas Sarkozy » (Seuil). Une autre spécialité de l’expert dans la manipulation rhétorique, « Écoutez, j’vais vous dire ».
Nicolas Sarkozy a fait des études d’avocat. S’il ne brille guère par la grammaticalité de sa parole spontanée (« ch’u pas le premier », « M’enfin, M’ame Chabot », etc.), il n’en est pas moins un excellent tribun et un maître des « ficelles » oratoires. Comme on l’a largement démontré, Jacques Chirac avait l’art de mentir avec le plus grand aplomb, assénant les pires contrevérités comme des évidences, ou dissimulant les difficultés par un mot magique permettant de détourner l’attention (pschitt, abracadabrantesque). Nicolas Sarkozy, lui, est expert dans la manipulation rhétorique, très souvent fondée sur la séduction et l’établissement d’une connivence avec l’interlocuteur – tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’un journaliste.
Les tics de langage sont révélateurs. Comme les lapsus, ils laissent filtrer l’humain sous les machines à communiquer que sont devenus nos personnages politiques. Jacques Chirac avait l’habitude d’accompagner ses affirmations douteuses de l’adverbe « naturellement » : les imitateurs s’en sont donnés à coeur joie. Nicolas Sarkozy a aussi ses automatismes, qui entrent volontiers dans le registre de la séduction.
L’adjectif « remarquable », par exemple, est l’un de ses favoris. Lors de la seule interview télévisée du 20 septembre 2007, devant Patrick Poivre d’Arvor et Arlette Chabot, il l’utilise 14 fois. Cécilia, Angela Merkel, Fadela Amara, Claude Guéant, Xavier Darcos, Bernard Kouchner, Valérie Pécresse, Jean-Pierre Jouyet et les autres : tous sont remarquables. La presse n’a pas manqué de le… remarquer, et, évidemment, d’en faire des gorges chaudes.
Les psychologues verront sans doute dans cet excès de flatterie un besoin inextinguible de séduire, donc d’être aimé, et le rattacheront peut-être à des épisodes d’enfance : l’absence du père que l’on honnit mais dont on voudrait finalement l’affection, l’humiliation sociale du fils de divorcés dans les milieux bourgeois du début des années 1960, etc. Du point de vue de la communication, ce besoin de séduire se traduit en un ensemble de signaux de connivence avec l’interlocuteur. Les journalistes ont largement commenté l’attitude quelque peu envahissante de Nicolas Sarkozy, son tutoiement systématique, son utilisation des prénoms, son contact gestuel et ses plaisanteries. C’est aussi un grand utilisateur des phatiques, c’est-à-dire de petits bouts de phrase qui ne servent à rien du point de vue strictement informationnel, mais qui ont pour fonction d’établir ou de renforcer la communication, de « vérifier que le circuit fonctionne ». Presque toutes ses interviews sont truffées de ces petits signaux destinés à établir une connivence plus ou moins consciente avec ses interlocuteurs, écoutez, vous savez, je vais vous dire, etc., et d’obtenir plus ou moins à leur insu leur sympathie, et si possible leur adhésion.
« Écoutez, posez-moi la question plus simplement… » – Écoutez, quelqu’un qui aura été douze ans président de la République, deux fois Premier ministre…
« Écoutez, le SMIC, c’est 17 % des salariés français ». (À Arlette Chabot, À vous de juger, 8 mars 2007).
« Bon, enfin, écoutez, ça c’est des expressions ». (JT TF1, 14 mars 2007).
« Écoutez, j’ai évoqué ces questions sans la volonté de donner des leçons, et ce n’est pas à moi de faire ou de dire les réponses du président Poutine… ». (Conférence de presse au G8, 7 juin 2007).
« Écoutez, il y a des positions de départ, et des positions d’arrivée .(…) La position de la Pologne est bien connue ». (Conférence de presse avec le président de la Pologne, 14 juin 2007)
« Écoutez, avec l’affaire des 35 heures, on a eu plus de chômeurs et on n’a plus parlé des salaires en France ». (Discours aux chantiers de l’entreprise Fontanel à Lyon, 29 juin 2007).
« Dans trois mois, on aura une réflexion sur l’actionnariat, les augmentations de capital et le pacte. Écoutez, c’est exactement ce que l’on souhaitait ». (Conférence de presse avec Angela Merkel, 16 juillet 2007).
« Écoutez, moi j’ai été élu par les Français pour trouver des solutions aux problèmes de la France ». (Interview télévisée TF1/France 2, 20 septembre 2007).
« Écoutez, s’agissant du Canada, il a ratifié le protocole de Kyoto à ma connaissance ». (Point de presse à l’ONU, 24 septembre 2007).
« Écoutez, je n’ai jamais caché mon admiration du dynamisme américain »… (Interview accordée au New York Times, 24 septembre 2007).
« C’est tout le problème des rencontres avec la presse au fur et à mesure, parce que, vous savez, j’ai l’impression que, depuis hier, la montre a tourné très vite… » (Conférence de presse au G8, 7 juin 2007).
« Vous savez, il y a un chemin jusqu’au 21, au 22 et puis, du 21 au 22, ce sera une longue nuit ». (À propos du prochain Conseil européen, Conférence de presse avec le président de la Pologne, 14 juin 2007).
« Moi, vous savez, je dois tirer les conséquences de ce qui s’est passé. Et je dois le faire comme si cela était arrivé à quelqu’un de ma famille ». (À propos de l’enlèvement et du viol du petit Énis, 20 juillet 2007).
« Je voudrais néanmoins vous dire une chose : vous savez, je suis comme le président Wade, je suis franc ». (Conférence de presse avec le président du Sénégal, 26 juillet 2007).
« Vous le savez, je ne suis pas naïf. Les lois, encore faut-il les appliquer et y consacrer les moyens nécessaires ». (Cérémonie à la mémoire des victimes du terrorisme, 19 septembre 2007).
« Vous savez, je ne fais pas l’exégèse de ce qui se faisait avant, j’essaye d’être cohérent dans ce qui se fait maintenant… — Je suis fier d’être l’ami des Américains. Et vous savez, je le dis au New York Times, mais je l’ai dit aux Français, c’est un peu plus courageux et un peu différent… — Vous savez, ce sont des sujets récurrents dans les discussions que j’ai avec M. Bush ». (Interview accordée au New York Times, 24 septembre 2007).
« Vous savez, nous en avons beaucoup parlé avec M. Kouchner ». (À propos de la prochaine conférence sur le Proche-Orient, point de presse à l’ONU, 25 septembre 2007).
« Oui mais enfin je vais vous dire, d’un autre côté il faut aussi être logique. On demande à ce que le monde ne soit pas dominé par une seule puissance… » (Europe 1, 18 juillet 2006)
« Alors je vais vous dire une chose, j’en ai traversé moi-même des crises, et on a annoncé bien souvent que j’étais à terre et que je ne me relèverai pas ». (À propos de Dominique de Villepin, Europe 1, 11 avril 2006).
« Je vais vous dire deux choses. Nous prenons très au sérieux ces menaces ». (À propos du terrorisme, France 2, 14 septembre 2006).
« Je vais vous dire quelque chose, madame Arlette Chabot, vous avez commencé par la constatation du grand mouvement qui a rassemblé les Français… » (Interview télévisée du 14 juillet 2007).
« Mais, Madame, je vais vous dire les choses très simplement : je crois aux échanges commerciaux loyaux, pas déloyaux ». (Conférence de presse avec Gordon Brown, 20 juillet 2007).
« Expliquer qu’il n’y a pas de problème de pouvoir d’achat en France, je vais vous dire les choses, c’est se moquer du monde ». (Université d’été du MEDEF, 30 août 2007).
« Et puis je vais vous dire autre chose. J’avais dit dans la campagne électorale que j’irais chercher les infirmières bulgares, et je ne le regrette pas ». (Cérémonie à la mémoire des victimes du terrorisme, 19 septembre 2007).
« Nous nous sommes dotés d’institutions européennes : Europol, Eurojust. Moi je vais vous dire ce que j’en pense… » (Idem).
« En tout cas, je vais vous dire une chose, je n’ai pas l’habitude de raconter des histoires aux Français, je dis ce que je pense ». (Point de presse à l’ONU, 25 septembre 2007).
Les questions des hommes politiques sont rarement de vraies questions qui appellent une réponse par oui ou par non, ou par un élément d’information. Il faut dire que les situations de communication que sont le discours et l’interview, leurs exercices favoris, ne s’y prêtent guère : lors des discours, la salle n’a pas le loisir de répondre à l’orateur, elle se contente d’applaudir, et dans les interviews, ce sont normalement les journalistes qui interrogent.
Mais Nicolas Sarkozy aime bien inverser les rôles : c’est lui qui pose les questions. Des questions, dites rhétoriques, c’est-à-dire qui n’appellent pas de réponse, ou plutôt qui entraînent l’assentiment obligatoire de l’interlocuteur, surtout lorsque ces questions sont posées après une mise en contexte émotionnelle et dramatique.
Lorsqu’il dit par exemple : « J’ai vu des tas d’ouvriers qui après 36 ans d’ancienneté gagnaient 1 200 euros, qu’est-ce qu’on fait avec 1 200 euros par mois ? » (À vous de juger, 26 avril 2007), il est difficile de ne pas être d’accord avec lui. Lorsqu’il parle de la jeune enseignante poignardée par un de ses élèves à Étampes, et demande : « Vous croyez vraiment que c’est à l’école de garder un individu qui avait un casier judiciaire à 19 ans en troisième ? » (À vous de juger, 8 mars 2007), il nous faut sans doute nous interroger avec lui. Obtenir l’acquiescement de l’interlocuteur sur les prémisses (qui ne posent pas problème) est une astuce vieille comme le monde pour le mettre en bonne disposition pour accepter les conclusions (qui, elles, méritent discussion).
Si l’on y réfléchit bien, la question ne devrait pas porter sur le diagnostic, mais sur les remèdes… Les questions devraient sans doute être :
« Sachant qu’il est difficile de vivre avec 1 200 euros par mois, la bonne solution est-elle de travailler plus pour gagner plus ? »
« Sachant qu’il n’est pas raisonnable de garder des délinquants à l’école, la solution est-elle dans les peines planchers pour les mineurs ? »
Le lecteur, quelles que soient ses opinions, admettra sans doute que les questions reformulées ainsi n’entraînent plus une réponse aussi automatique…
Nicolas Sarkozy renverse les rôles. C’est lui qui pose les questions…
Dans À vous de juger sur France 2, le 8 mars 2007, par exemple, Arlette Chabot lui demande s’il y aura des franchises sur l’assurance maladie. Sa réponse est une question, comme souvent, dont l’aplomb pourrait laisser penser qu’il n’y a qu’une réponse, celle qu’il induit :
Nicolas Sarkozy — « D’abord, Arlette Chabot, pouvez-vous me dire, y a-t-il une seule assurance qui existe sans une franchise ? Une seule ? »
Arlette Chabot — « Je ne crois pas… »
On voit l’embarras de la journaliste. Elle ne connaît probablement pas la réponse (ce qui est pardonnable), et elle se laisse piéger dans l’acquiescement d’une contrevérité manifeste, puisqu’il existe bel et bien des assurances sans franchise (qui sont évidemment plus chères). Elle aurait pu répondre : « Je ne sais pas ».
Elle aurait pu aussi faire remarquer qu’elle parlait d’assurance sociale, solidaire, et que Nicolas Sarkozy opérait un glissement sémantique notable puisqu’il parlait d’assurance commerciale qui s’applique d’ordinaire aux véhicules et aux habitations. Elle ne l’a pas fait non plus. Il ne s’agit pas de mettre en cause Arlette Chabot, dont le métier et l’expérience sont difficiles à nier. Mais justement, si Nicolas Sarkozy, par son pouvoir de séduction, son aplomb et sa machine rhétorique arrive à piéger les plus grandes stars du journalisme, qu’en est-il avec des journalistes moins expérimentés, comme il doit s’en trouver chaque jour dans la presse et les médias qui l’interrogent ?
Tous les politiques pratiquent cet artifice, mais Nicolas Sarkozy y excelle. On voit sur la figure 18 qu’il est celui des quatre grands candidats qui a le plus utilisé les questions dans ses discours de campagne : 20 % de plus que Ségolène Royal et Jean-Marie Le Pen, pas loin du double de François Bayrou.
Retrouver la première et la deuxième partie des bonnes feuilles de ce livre sur Bakchich.info.