De quelques malencontreuses ou ridicules erreurs de forumulations, commises par d’estimables artistes, parfois parrainés par de moins estimables personnages, que notre chroniqueur pourfend avec son habituelle intransigeance
Au printemps 1975, la hardiesse du reporter-photographe et peut-être plus probablement son statut de familière du Président Giscard d’Estaing, plutôt bien protégée, décide Marie-Laure de Decker de rejoindre au Tchad l’ethnologue Françoise Claustre, retenue dans une oasis inaccessible par les rebelles toubous de Goukeuni Weiddeye. Prisonnière à son tour, mais avec beaucoup d’égards, elle fixe sur sa pellicule des paysages, des silhouettes aussi, des visages de ses ravisseurs. Elle en expose aujourd’hui un choix dans l’un des magasins de l’ensorcelante galerie Véro-Dodat, près du Palais-royal, l’un des ultimes endroits encore un peu secrets de Paris où se prolongent quelques élégances d’autrefois. En particulier, au 16, une vitrine de soies chatoyantes.
Auprès de ces pièces étonnantes, des alpagas doux comme un rêve, Mme de Decker œuvre dans le style martial, avec des guerriers farouches, fusils-mitrailleurs au poing, balles en bandoulière, la mort au bout des doigts. La Maison européenne de la Photographie réunit l’ensemble de ces portraits avec d’autres documents sur le Vietnam, l’Afrique australe dans un assez luxueux album de 127 pages, sous le titre commun Vivre pour voir. Un programme astreignant. L’intérêt du travail ne le justifie pas toujours. Le directeur du Monde, Jean-Marie Colombani accorde une préface dithyrambique rédigée dans le style abscons inséparable de son écriture. Nous demeurons là entre gens des cocktails à la mode. N’importe quoi peut s’y dire sans craindre les contradictions.
Présentatrice de sa propre aventure, Mme de Decker affirme ainsi : « En mai 1975, je suis arrivée pour la première fois au Tibesti, dans le Nord du Tchad. Les rebelles qui se battaient contre le gouvernement, soutenus et armés par la France depuis 1966 avaient pris des otages et pensaient attirer l’attention du monde sur leur lutte et leur histoire. » Une interprétation des choses exactement contraire aux souvenirs qu’en gardent quelques contemporains.
D’abord, les troubles débutent beaucoup plus tôt, par des affrontements imperceptibles en brousse, entre nomades et sédentaires pour le contrôle des points d’eau. À Fort-Lamy, la capitale, le courageux Président François Tombalbaye sent son autorité disparaître. Il en perdra plus tard la raison. L’ancienne métropole prend peur. Elle lui fournit en hommes, équipements, munitions, toute l’aide possible. Cette politique marque le pas seulement quand Giscard d’Estaing prend contact avec Hissène Habré pour sortir Mme de Decker du piège où elle s’est mise toute seule. Pourquoi n’en dit-elle rien ? Il est vrai qu’une photographe ne fonctionne qu’au déclic. L’analyse en profondeur échappe à sa spécialité.
Une lecture très attentive de son texte en éclaire l’absurdité sous un angle encore plus banal. Il suffit de supprimer les s dans le fragment « soutenus et armés » de sa phrase pour lui rendre une parfaite exactitude politique. Avec cette toute petite modification de l’orthographe, le soutien de la France retourne au gouvernement sans aller aux rebelles.
Pour s’en apercevoir, encore aurait-il fallu un peu d’attention. Un travail de correcteur en d’autres temps estimé indispensable se juge aujourd’hui très au-dessous des nouvelles élites, dirigeants de la Maison européenne de la Photographie inclus. De nos jours, tout le gratin politique, artistique, médiatique s’impose d’abord par le culot, le toupet, le tape-à-l’œil, la munificence, le faste. Relire un paragraphe, donner du sens à une phrase leur inflige à tous d’abominables maux de tête.
Dans le même genre d’abus, Carole Bouquet présente régulièrement des biographies de grands chefs d’orchestres sur France-Musique. D’importantes relations mondaines justifient cet emploi. Ainsi énonçait-elle gravement le 27 décembre dernier, à propos d’une rencontre en 1932 entre Furtwängler et l’illustre auteur de Mein Kampf : « Un an plus tard, Hitler sera élu Président du Reich avec 80% des voix ».
N’importe quel dictionnaire indique pourtant qu’au cours de sa vertigineuse carrière, le dictateur obtint des millions de suffrages sans avoir été jamais pour autant élu quelque chose, ou quelque part une seule fois. Un paradoxe de peu d’importance pour l’ancienne vedette des soirées Khalifa. Chez ces lumières, le savoir se toise de haut, comme les esclaves et la vermine.