Trois mois après leur apparition, Jonathan Littell et ses Bienveillantes [1] remportent un succès aux dimensions surnaturelles. « Ce livre est un monument dérangeant, sensible, intelligent et d’une humanité rare proclame l’avis de lecture affiché à la FNAC. Son fondement, la tragédie grecque : Oreste, Eschyle, les Euménides… Une suite instrumentale à la manière de Rameau… Tout simplement grandiose. »
Quoiqu’ils tiennent du tremblement de terre, ces dithyrambes ne doivent pas troubler le lecteur de bonne foi. Ils s’apparentent aux sortilèges. Ajouter Shakespeare, Beethoven ou le cirque Bouglione à la formule ne changerait rien au résultat voulu : ensevelir l’esprit critique de chacun dans une énorme marmelade. Ainsi fonctionne la France contemporaine.
La documentation du livre suscite elle aussi l’enthousiasme. Ses descriptions de la vie quotidienne en Allemagne, en Russie et en France pendant la seconde guerre mondiale viendraient des documents les plus sûrs. Pour les deux premiers pays, peu de survivants parmi nous peuvent encore en répondre. Dans le cas du nôtre, voyons donc d’après les souvenirs personnels.
Le héros central du livre s’appelle Max, né d’un couple franco-allemand assez équivoque. Page 460, il arrive de Berlin dans son uniforme de SS pour un bref séjour à Paris. « Devant la gare, je contemplai avec plaisir la pierre pâle et grise des immeubles » lui fait raconter l’auteur. Strictement impossible ! Depuis le XIXe siècle, la ville toute entière se chauffait au charbon. Les fumées qu’il rejetait couvraient les murs d’une pellicule très noire. Il fallut les ravalements voulus par Malraux pour donner aux façades les teintes actuelles, seulement à partir de 1960. Dix-sept ans plus tôt, elles n’existaient pas.
À peine arrivé, Max s’installe dans un hôtel discret, à Montmartre. Il endosse un costume civil dans sa chambre, puis descend à pieds jusqu’à la Seine. En chemin, il remarque « le teint jaunâtre de nombreux visages trahissait les difficultés du ravitaillement ». Une observation brève mais au moins exacte sur un sujet terrible. Elle n’empêche pourtant pas Jonathan Littell de s’asseoir avec son personnage à l’une des terrasses de la place Saint-Michel et d’y commander, le plus naturellement du monde, « un sandwich et un verre de vin ». Comme si les très sévères pénuries alimentaires qu’il soupçonne permettaient un tel luxe ! Aucun café ne délivrait plus sur simple demande un morceau de pain de longue date. De la charcuterie, encore moins.
L’estomac quand même rempli par procuration, l’auteur se lève et remonte jusqu’au Luxembourg par Max interposé. Il aime ce jardin, « parc froid, géométrique, lumineux, traversé d’une agitation tranquille. » Autour de lui, les gens marchent, conversent, se dorent au soleil bien paisiblement. Rien d’autre ? Depuis qu’ils occupent la capitale, les Allemands se réservent environ un tiers de cet espace-là. Jonathan ne le voit pas.
Pourtant, un très long grillage tendu depuis la rue Guynemer jusqu’à celle de Médicis enveloppe l’Orangerie, le Sénat lui-même dans un vaste périmètre interdit aux Français. Des sentinelles armées en assurent de loin en loin la surveillance. De nombreux drapeaux à croix gammées de grande taille flottent sur l’édifice principal. Ils figurent par leur seule présence la victoire hitlérienne. Autour du bassin, les enfants lancent leurs bateaux à quinze mètres des soldats casqués. Tous ces détails échappent à Jonathan malgré son antinazisme viscéral. Mais « la peinture verte écaillée » des chaises en fer attire son attention. Son indifférence à l’essentiel laisse quand même Oreste, Eschyle et les Euménides sur le cul.
Max se lève enfin puis s’en va par le boulevard Saint Germain « vers l’Assemblée Nationale ». À l’époque, tout le monde disait « Chambre des députés ». De là, il continue « vers l’esplanade des Invalides, où des passants s’attroupaient pour contempler les travailleurs qui, avec des chevaux de trait, retournaient le gazon afin de semer des légumes. » Pourtant, aucun brin d’herbe à cet endroit pendant l’Occupation ! Peut-être cent à deux cents arbres recouvraient l’espace compris, sous le Dôme, entre la rue Saint Dominique et celle de l’Université. Suivait jusqu’au Quai d’Orsay une étendue de graviers assez laide. Littell décrit le Paris d’il y a soixante-sept ans d’après celui d’aujourd’hui.
Naturellement, il a des amis parmi les collaborateurs. Avant la guerre, Brasillach l’introduisit « dans les bureaux de L’ACTION FRANCAISE, et à leur imprimerie, rue Montmartre. » Mais non ! Le célèbre journal possédait ses bureaux rue du Boccador, et il se fabriquait rue du Jour. Quitte à vouloir éblouir le lecteur par une érudition minutieuse, autant ne pas accumuler les inexactitudes.
Les Bienveillantes se fourvoient tout autant avec le vocabulaire. L’usage du verbe interlope « mater » anticipe son apparition d’à-peu-près un demi-siècle. Page 471, deux personnages du roman boivent « des kirs » dans une boîte de nuit. Mais le mélange aujourd’hui fameux du Bourgogne blanc avec le cassis ne se propagea qu’après 1950, sur l’initiative de l’ecclésiastique maire député de Dijon, le pittoresque chanoine Kir, justement.
Arrêtons ici l’énumération des erreurs. Avec une douzaine pour quatorze pages comprises entre la 460 et la 474ème du volume, Jonathan Littell travaille à la fois en gros et dans le détail. Ses fantaisies ne frappent guère jusqu’à présent la critique littéraire institutionnelle, d’une ignorance, d’une corruption pareilles aux tares de tout le monde officiel.
[1] Les Bienveillantes, Jonathan Littell, Gallimard
Le style, c’est l’anglicisme à totu va. Jusqu’aux fenêtres « jetées ouvertes » au lieu de grandes ouvertes. Mais sur ce point ce n’est pas l’auteur qui est fautif, tout auteur a ses tics, c’est Gallimard qui est censé avoir des correcteurs (mem s’il les paye au noir, d’après un jugement récent).
Cobab