Hiver doux, mœurs froides

En ce début de l’An si tiède, quel feu monté des âmes réchauffera donc nos mœurs devenues si glaciales ? Le poisseux conformisme à la mode ordonne souverainement de n’en rien voir, entendre ou sentir. Plutôt s’effaroucher, se tordre les bras en famille sous un portrait de Le Pen, dans l’angoisse d’un second 22 avril. Ah, les furieux connards ! Plutôt qu’admettre leurs injonctions, regardons le réel comme il se présente sous nos yeux chaque jour, depuis n’importe quel trottoir jusqu’aux grises colonnes du Journal Officiel. Quelques croquis tombent d’un vieux carnet de notes, valables pour le proche avenir. Parce que souvent, rien ne ressemble plus à demain qu’avant-hier.

Par cette belle fin d’après-midi printanière, la foule s’affaire entre les magasins à l’angle de la populeuse rue Daguerre et de l’avenue du Maréchal Leclerc, dans le Quatorzième arrondissement. Elle laisse quand même un grand vide autour de sept jeunes agents de police, formés en cercle stratégique à faible distance d’une lourde sexagénaire, traits fatigués, les cheveux gris, robe de laine, silhouette paysanne épaisse comme il s’en aperçoit en Pologne, dans la plaine hongroise. À ses pieds, sans doute le corps du délit : huit à dix fleurs jaunes, dans un seau de fer blanc à demi rempli.

Deux femmes parmi les uniformes. Leur présence n’adoucit pas l’interception. Malgré les boucles brillantes aux oreilles de l’une, la broche aux cheveux sous le calot de l’autre, même regard sévère sur la mâchoire fermée. Avec pistolet, matraque, menottes à la ceinture, tout l’attirail de la brutalité. La gravité du cas réclame des renforts. Avec ses végétaux vendus à la sauvette, l’inconnue ne viole-t-elle pas monstrueusement toutes les lois du commerce ? Probablement appelés par téléphone portable arrivent deux autres agents des brigades cyclistes. Casque sous le bras, cheveux châtains coupés très court avec sur le devant un toupet éclairci en blond chez le coiffeur, l’un toise la prisonnière comme Saint-Georges dut regarder le Dragon. Face aux rudes incendiaires des banlieues, montrerait-il tant d’assurance ?

Cette mobilisation de neuf adultes en pleine force musclés, armés, autour d’une délinquante hypothétique d’un âge sans doute proche de lui de leurs mères, sinon plus, n’arrache pas un regard aux passants. Tous déjà chargés de paquets, ils courent d’un magasin à l’autre. La consommation les hypnotise. Casquette sur le crâne avec visière dans le dos, chewing-gum dans les joues, quelques adolescents regardent la scène sans rien voir, l’œil vide. Faute de trouver du travail, peut-être entreront-ils plus tard aussi dans la police. Il ne reste plus qu’à attendre qu’un fourgon emmène la malheureuse jusqu’au commissariat le plus proche, avenue du Maine. Dans ses somptueux bureaux du Conseil constitutionnel, au Palais royal, Yves Guéna éprouve tout autant de soucis. La présidence de la prestigieuse institution qu’il dirige arrive à son terme à l’automne. À quatre-vingt-deux ans, il se sait toujours irremplaçable. La vigueur d’un Tarzan frémit dans ses veines d’une ardeur intacte. Né en 1922, sa date de naissance lui épargna la mobilisation en 1939, pour le service obligatoire en Allemagne sous Vichy. Il termina la période avec une Médaille de la Résistance et une Croix de Guerre. Aujourd’hui, ces distinctions méritent toujours un respect intact.

En 1946, la patrie reconnaissante octroie une formation administrative accélérée légitimement due aux garçons dans son cas. Ils entrent presque à l’ENA en uniforme quand les professeurs n’entendirent parfois aucun coup de fusil en presque six ans de combats. L’examen de sortie envoie notre héros comme contrôleur civil au Maroc. Une fonction presque sacerdotale, conçue autrefois par Lyautey pour affermir la modernisation du Protectorat. Maintenant, hélas, il vacille. Comment Yves Guéna se comporte-t-il durant la crise ouverte par le discours du Sultan à Tanger, suivie de complots, d’attentats, d’une déposition puis d’une restauration royale, avec tant d’épisodes tragiques ? Sa biographie telle qu’elle scintille dans les pages du Who’s Who n’en dit pas un mot. Un trou de dix ans.

Réapparu à Paris en 1957 comme maître des requêtes au Conseil d’État, le discret personnage se lie avec Michel Debré bientôt Premier ministre. Alors débute pour lui une prodigieuse carrière sous l’onde d’un bonheur jamais interrompu. Promotions, nominations, décorations, vénérations, élections de toutes espèces papillonnent, s’accumulent, s’entassent les uns sur les autres avec mandat de député, banc de sénateur, plusieurs fois une chaise, et non des moindres, au Conseil des Ministres. N’importe quel Français interrogé au hasard sur ce Phoenix national n’en n’imagine ni le visage, ni le nom, peut-être dans la proportion d’un pour dix mille. Et pour cause. Si le Tout-Paris officiel connaît bien ce notable rogue, hermétique, aux beaux cheveux d’argent, aucun acte, aucun mot n’émana jamais de sa superbe nullité pour émouvoir ou retenir l’attention de ses compatriotes.

Enfin, la bienveillance de son vieux copain Chirac ne le laisse pas longtemps en peine. Il sort tout juste du Conseil constitutionnel qu’un décret le nomme Directeur de l’Institut du Monde arabe. Au Maroc, sans doute approcha-t-il de très près la langue, les coutumes, l’histoire, le droit du vaste univers étendu de Casablanca jusqu’à Ryad. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui dans sa vieille tête de bientôt quatre-vingt-cinq ans ? Garde-t-il la vigueur, l’élasticité de l’esprit et des jambes indispensables dans une telle fonction, en 2007 ?

Le bienveillant lecteur de Bakchich assez aimable pour suivre notre récit jusqu’à maintenant cherche enfin quels rapports existent entre Yves Guéna et la marchande de fleurs à la sauvette abandonnée près d’un commissariat. Tout simplement, le malheur de l’une comme le bonheur de l’autre obéissent à la même injustice, à l’indifférence, à la passivité de tous devant l’arbitraire, qu’il frappe ou qu’il cajole. Le Nouvel An renouvelle d’abord le pire. Pour parapher une formule fameuse, voilà l’une des raisons de notre existence et de notre combat.