Le film « Dernier maquis », de Rabah Ameur-Zaïmeche a été encensé sur la forme. Mais rien n’a été vraiment dit sur la description qu’il fait d’un Islam traversé par la lutte des classes.
La presse est très élogieuse sur « Dernier Maquis ». Sur le plan du cinéma en tout cas. Pourtant, si Rabah Ameur-Zaïmeche, est un grand metteur en scène, c’est aussi parce qu’il ne dissocie pas la forme du fond, le poétique du politique. Islam, lutte des classes, immigration, « Dernier maquis » aborde des sujets qui fâchent. Les critiques, à quelques exceptions près, sont muettes sur ces questions. Lesquelles n’ont pas échappé à la Commission de l’avance sur recettes du CNC, qui n’a pas soutenu « Dernier maquis », pour « ambiguïté », au profit du documentaire de Daniel Leconte, « C’est dur d’être aimé par des cons ». Qui retrace le procès de Charlie Hebdo pour la publication des caricatures de Mahomet, avec Philippe Val dans le premier rôle. Un choix, un révélateur de plus sur la stigmatisation d’une religion et de l’immigration.
C’est par la beauté bouleversante de ses images que le film nous attrape. Murs de palettes rouges comme le sang versé, comme la révolution, visages et corps filmés au plus près, fragiles, forts, intimes, violents : la caméra de Rabah Ameur-Zaïmeche donne aux hommes, à la nature, aux couleurs une dimension sacrée. Pourtant, aucune possibilité d’identification avec ces personnages. Aucun flirt avec le spectateur. Le cinéaste montre froidement et sans concessions une histoire d’hommes jamais racontée. Une histoire simple. Le patron, arabe, d’une petite entreprise de réparation de palettes et d’un garage de poids-lourds, décide d’ouvrir sur le lieu de travail une mosquée pour ses ouvriers – en majorité immigrés musulmans –, dont il désigne, sans concertation, l’imam. Mais des ouvriers contestent cette décision imposée par ce patron qui, selon eux, les vole et leur doit de l’argent. Ils veulent choisir eux-mêmes l’imam.
« C’est plus compliqué que ça », dit Mao, le patron interprété par Rabah Ameur-Zaïmeche, à un des ouvriers. Seule profession de foi de cette tragédie prolétarienne a-morale où chacun a ses raisons, qui avance par à-coups, confrontations, contradictions, ruptures. Et ce réel en mouvement constant déjoue tous les ordres établis, religieux, politique, social.
En transformant la mosquée en lieu de débat où les ouvriers veulent exercer une démocratie directe, Rabah Ameur-Zaïmeche effectue une première rupture fondatrice : il n’y a pas deux sphères séparées, étanches, d’un côté celle du religieux, de la communauté des croyants qui obéirait à ses propres règles et, de l’autre, celle du politique, des travailleurs insérés dans des rapports de production. Non seulement elles sont liées, mais c’est dans la mosquée, de la contestation de l’imam, que naît la contestation du patron. Car si la mosquée est un lieu de manipulation – le patron s’en sert pour acheter la paix sociale et contrôler les ouvriers –, elle est aussi un collectif de fraternité, où ces travailleurs dépossédés de tout et d’abord d’eux-mêmes, redeviennent des hommes (magnifique scène où les mains se touchent, se serrent se joignent, où l’on se salue, se parle).
En faisant de l’islam un champ politique en mouvement, traversé par des intérêts antagoniques, où se déploient rapports de force et divisions, le film évacue toutes les simplifications mortifères. Et brise la théologie à l’œuvre dans les sociétés occidentales où l’islam, bloc monolithique, est, dans ses fondements mêmes, porteur d’obscurantisme, de régression et de mort. Il y a quelques années, dans Libération, le psychanalyste Daniel Sibony dénonçait une religion, fabrique à psychotiques. C’était peu après la première guerre du Golfe, en 1990. Les musulmans irrémédiablement fermés à l’autre, tous meurtriers symboliques, déjà. Tous terroristes potentiels aujourd’hui.
Mais le film va plus loin. En déplaçant au cœur des rapports de production la source historique des grands schismes au sein de l’islam, la désignation de l’imam à la mort de Mahommet, il inverse radicalement la perspective. Car il historicise ces conflits, les contextualise dans l’espace et le temps. Les inscrit dans une histoire longue et non finie. Cette mosquée, traversée par la lutte des classes et le débat démocratique, ouvre des pistes de réflexion pour penser l’islam et les mouvements qui le traversent aujourd’hui.
« Dernier Maquis » n’est ni un film qui a la foi (Télérama), ni un film antireligieux (Les Inrockuptibles). C’est un film subversif, où les identités ethniques, religieuses, de classes se croisent, se superposent, se combattent. Ainsi, vont les hommes, divisés au plus profonds d’eux-mêmes, dépendants de déterminismes historiques et combattants pour leur liberté. Et l’on se prend à faire un parallèle avec un autre champ religieux, qui a traversé le mouvement ouvrier européen. Prêtres ouvriers dans les années 50, catholiques de gauche à l’origine de scissions historiques dans le syndicalisme… : ces forces sont partie intégrantes de son histoire. Et elles sont toujours opérantes aujourd’hui.
Il n’y a aucune ambiguïté dans « Dernier Maquis ». Pas la moindre concession. Pas la moindre possibilité de récupération par les intégristes musulmans ou par les prêcheurs du chacun pour soi et Dieu pour tous, rebaptisés laïcs positifs. Rabah Ameur-Zaïmeche ne fait que restituer au champ religieux sa complexité. Et il procède de même pour le champ politique. La classe ouvrière de « Dernier Maquis » n’est pas mythique. Elle n’a pas plus d’idéologie. Clin d’œil signifiant, Mao (Maho) est un petit patron. Il nous montre ce qu’elle est aujourd’hui. Ces ouvriers ne ressemblent pas à ceux d’hier. Leurs divisions non plus. D’un côté, les mécaniciens, Blancs, de l’autre, les manœuvres, Noirs. Deux types d’immigration, l’une venant du Maghreb, plus ancienne, plus qualifiée, marquée par d’autres combats, l’autre d’Afrique noire, qui subit encore par les poids des coutumes ancestrales, dont le chef de village, porte-parole auto-désigné tentant d’obtenir quelques miettes du patron, est l’archétype.
Mais, à l’image des murs de palettes rouges qui clôturent l’espace de l’entreprise, murs mouvants tantôt salle prière, agora, minaret, barrières de séparation, murs du refus, identiques et toujours différents, la communauté humaine de « Dernier maquis » ne cesse de se transformer. Les hommes sont soumis et révoltés, unis et divisés, amis et ennemis. Même le petit patron, paternaliste et prosélyte, n’est pas qu’un manipulateur. Il est aussi sincère, la mosquée est l’espace où il n’est qu’un homme comme les autres. N’est-ce pas cela qu’il va chercher quand il s’y rend seul, la nuit ?
Et quand la grève sauvage, violente des ouvriers fait irruption, seuls les mécaniciens – les mêmes qui avaient contesté le choix de l’imam–, ceux qui ont les camions pour faire pression se dressent, les autres, les plus exploités, qui n’ont que leurs bras, quittent le champ de l’action. Pas de « happy end » en forme de grève victorieuse. Si les contradictions de classe l’emportent, rien n’est joué. Apparaît une autre division, entre grévistes et non-grévistes. Pourtant le magnifique mur de palettes qui les sépare est percé de trous de lumière.
C’est parce qu’il fait sauter une à une toutes les clôtures de sens qu’on ne sort pas indemne de « Dernier Maquis ». Car tout y est paradoxe. La mosquée n’est pas ce que l’on croyait, le classe ouvrière n’est plus ce qu’elle était, la lutte des classes non plus. Outre la formidable énergie que communiquent ces travailleurs démunis mais en mouvement, et donc l’espoir qu’il véhicule, ce film est une magnifique invitation à mettre la pensée en action. En montrant ces travailleurs relégués à la périphérie, qui n’ont littéralement pas le droit de cité, de leur point de vue et non du nôtre, en les faisant exister comme êtres parlants avec leurs raisons, Rabah Ameur-Zaïmeche les replace au cœur de la cité. Ces exclus parlent de nous, de nos sociétés, de notre capacité à accepter l’Autre. Pas un autre raboté, amputé de lui-même pour s’assimiler ou s’intégrer (vocable plus décent mais qui veut dire la même chose), pas un autre produisant du même, mais un autre véritable, affirmé dans sa dignité d’homme. Un autre debout. Ladite intégration devient alors notre problème. « Dernier Maquis » nous tend un miroir. Et si nous avions quelque chose à apprendre, à recevoir de ces nouveaux damnés de la terre ? S’ils étaient le dernier maquis ?
Lire ou relire sur Bakchich.info :
Tout doux, Tofraziel, tout doux !
De toute évidence, vous parlez de ce que vous n’avez pas vu.
Justement, Dernier Maquis ne se réduit pas à des considérations de bistrot binaires sur l’Islam, le prosélytisme, l’opposition des religions (qui sont quand même, dans leurs fondements, aussi joyeusement progressistes les unes que les autres (arf !)). Il pose juste l’islam comme une des réalités du prolétariat français en 2008. Ce qui est me semble-t-il incontestable.
Là où je vous rejoins (probablement), c’est que Dernier Maquis est très exactement à l’opposé de C’est dur d’être aimé par des cons. Non seulement il ne simplifie rien, mais il est respectueux de ses personnages (auxquels il offre le meilleur de ce qu’il sait faire) et de ses spectateurs (qu’il ne prend jamais de haut). Et en plus, comme dirait Mister Godin, c’est un film où c’qu’il y a pleine de cinéma dedans (et pas un reportage télé pathétique dans ses tentatives de faire monter une tension inexistante).
Un conseil : allez-y, vous n’en reviendrez pas !
cordialement
S.
ps : et laissez vos grenades offensives au vestiaire du cinéma