Dans une entreprise de banlieue, des ouvriers immigrés se déchirent à propos d’un imam choisi par leur patron. Par le réalisateur de « Wesh Wesh », un film énorme, beau comme de l’art contemporain.
Il y a en France un grand metteur en scène. Enfin ! Un cinéaste qui filme les damnés de la terre, le prolétariat, qui cadre à hauteur d’homme des personnages qui – comme chez Renoir – ont tous leurs raisons Un créateur de forme qui sait ce qu’est un plan, un cadre, un travelling et qui avec cet outil extraordinaire qu’est la caméra transforme une usine perdue dans une zone industrielle pourrie en un formidable théâtre antique. Un cinéaste politique qui ose aborder des problèmes brûlants comme la banlieue, les minorités exploitées, l’instrumentalisation de la religion. Enfin, un homme humble, drôle et intelligent, qui dit toujours « nous » en interview, cite Spinoza, parle de la poésie du réel, bref, un artiste à mille lieux des ectoplasmes que l’on rencontre dans des hôtels chicos, réalisateurs et acteurs suffisants et médiocres qui débitent les fadaises que le marketing leur a fait apprendre par cœur. Bon, vous l’aurez compris, Rabah Ameur-Zaïmeche est mon héros, accessoirement, il est l’auteur, acteur, réalisateur et producteur de « Dernier maquis », le seul grand film français de l’année.
Un no man’s land, un enfer rouge. Des ouvriers d’origine immigrée travaillent sans fin, entourés, submergés par des milliers de palettes. Mao, patron musulman paternaliste de la petite entreprise, offre à ses ouvriers une minuscule mosquée au sein de la fabrique et désigne sans concertation aucune l’imam. Les problèmes commencent… Un groupe de maghrébins, affectés au garage de l’entreprise, proteste contre la nomination forcée de l’imam. Un autre groupe, des ouvriers d’Afrique noire plus précarisés encore, refuse d’entrer dans la fronde. Mao tire les ficelles, tente de contrôler ses ouvriers par la religion, mais la revendication sociale va exploser un peu plus tard, lors des premiers licenciements…
Drame prolétaire, film social et religieux empreint d’une incroyable vision poétique, « Dernier maquis » rapproche Marx et Mahomet, interroge religion et révolution, mixe conflits sociaux et humour (quand Titi s’auto-circoncit avec une énorme paire de ciseaux et déclare, quand on lui dit qu’il n’avait pas besoin de cela pour être un bon muslim : « Merde, j’aurais dû me renseigner »). Sur un théâtre constitué d’immenses amas de palettes, Rabah Ameur-Zaïmeche, comme Pialat ou Renoir, filme une incroyable comédie humaine, avec une galerie de personnages éloignés de nous, mais incroyablement proches : nos frères de larmes, « ceux qui, après avoir franchi les mers et les déserts, s’abîment pour un salaire de misère ». Interprétés par des comédiens et des amateurs rencontrés dans l’usine où a eu lieu le tournage, ils sont tous formidables, avec une mention spéciale à Rabah Ameur-Zaïmeche.
Mais en plus d’être un acteur au charisme extraordinaire, Rabah est un formaliste extraordinaire, le grand styliste du cinéma français. Si je me plains à longueur de chroniques du manque de cinéma chez Cantet, Jaoui et les autres faiseurs, Rabah Ameur-Zaïmeche croit quant à lui au cinéma. Il signe certains des plus beaux plans de cette année 2008, stylise 24 fois par seconde et transforme les quelques planches de bois d’une palette en un Lego surréaliste, un mur infranchissable et aliénant, un piège, une installation d’art contemporain.… Ameur-Zaïmeche a l’œil d’un peintre et l’âme d’un poète : il déplace légèrement sa caméra pour donner à voir soudain un avion qui déchire le ciel, décale pour révéler ce que l’on regarde tous les jours et que l’on ne voit plus. Tout est dans l’image, dans cette architecture fragile d’ombre et de lumière : Rabah Ameur-Zaïmeche est le Picasso du septième art !
Pour conclure, triple coup de gueule : Comment est-il possible que « Dernier maquis » n’ait pas obtenu l’avance sur recette ? Comment est-il possible que « Dernier maquis » n’ait pas été en compétition officielle à Cannes ? Comment est-il possible que certains « journaux », je pense notamment à Première, n’écrivent pas même une ligne sur ce chef-d’œuvre ? Maintenant, c’est à vous de jouer : donner tort à tous ces cons et foncez voir « Dernier maquis ».
Dernier maquis de et avec Rabah Ameur-Zaïmeche, Salim Ameur-Zaïmeche, Abel Jafri, Sylvain Roume, Larbi Zekkour En salles le 22 octobre
« Dernier maquis » marque t-il la clôture de ta trilogie, après « Wesh Wesh » et « Bled Number One » ? Rabah Ameur-Zaïmeche : J’ai effectivement le sentiment de terminer quelque chose que j’avais commencé avec « Wesh Wesh », sur les structures sociales, sur le déterminisme et aussi sur les différentes particularités des diasporas.
Peux-tu expliciter ton titre ? R A-Z : Le dernier maquis, cela représente ce mur de palettes qui est un lieu de résistance, un lieu de lutte. Finalement les choses ne changent pas, elles demeurent. Le moteur de l’histoire, c’est toujours la lutte des classes. Le spectateur peut trouver le titre énigmatique et se demander où se trouve ce dernier maquis. On n’arrête pas de construire des murs entre les hommes, même si on peut y voir un peu de lumière. Mais les murs peuvent se transformer en barricades, peut-être nos derniers lieux de résistance. Le cinéma, c’est un lieu de résistance, c’est notre dernier maquis. Et l’on veut que le spectateur aille à son tour chercher son dernier maquis.
Le personnage que tu interprètes, Mao, le patron construit-il une mosquée afin de mieux contrôler les travailleurs ? R A-Z : Ouvrir une mosquée dans un lieu de production n’est pas sans conséquences. C’est un lieu où l’on peut prier, s’organiser et parler de ses différentes activités quotidiennes. On peut donc y faire de la politique ; la mosquée est un lieu politique par excellence. Le patron ne fait pas ouvrir cette mosquée uniquement pour dominer, c’est avant tout pour participer et tenter de séculariser une religion méconnue.
Ta mise en scène est d’une beauté stupéfiante… R A-Z : … elle est tout d’abord très simple. C’est juste que les autres ne bossent pas alors que nous, on met nos couilles sur la table ! Dans « Bled Number one », on était dans un film beaucoup plus impressionniste, avec des entrées fulgurantes, et la guitare de Rodolph Berger qui électrise l’histoire. Ici, on se retrouve dans une espèce d’expressionnisme radical. On pousse les formes, la recherche, on penche vers l’abstraction poétique et l’on dégage des sujets politiques qui touchent la société. Le cinéma se transforme alors en outil de pensée collective. Si on fait du cinéma, c’est quand même pour utiliser sa pleine puissance, on ne va pas s’en passer quand même.
Et ces extraordinaires palettes rouges ? R A-Z : Elle nous est tombée dessus, la palette rouge. Quand on a découvert ces centaines de palettes dans notre décor, on s’est dit « Putain, c’est trop beau. » Il fallait s’accaparer de la puissance symbolique de cet outil rudimentaire qui n’est rien d’autre que quelques planches de bois judicieusement assemblées. On en a loué des milliers…
Depuis le début de l’interview, tu ne dis jamais Je, mais Nous ou On. R A-Z : Le cinéma est un art collectif, c’est ce qui fait sa force et sa puissance. Il s’agit d’aller traquer, chasser, pas de fabriquer, et arriver à obtenir un rêve 24 images par seconde. Nous sommes une équipe d’une douzaine de personnes, qui n’a pas bougé depuis « Wesh wesh ». On tourne vite, en six semaines, et grâce au numérique on peut saisir la magie de l’instant. Il y a un scénario, mais on tournait pendant les heures de travail des ouvriers et nous mettions en situation les travailleurs, le décor. Cela crée des réactions chimiques, humaines.
Gérard Lefort de Libération a déclaré que vous étiez le Robert De Niro français. R A-Z : Mais moi je ne suis pas un acteur. Je suis un acteur de ma vie ce qui donne peut-être cet effet à la caméra. Me mettre en avant, cela crée une énergie collective qui permet d’aller plus loin. Jouer dans les films des autres ? (silence) Je suis trop cher (rires). Et en plus, je suis trop nul.
DERNIER MAQUIS est le film français le plus important de l’année.
Définitivement.
(il ne reste que quelques semaines à un éventuel challenger pour sortir du bois - et sur les écrans)
Une expérience déroutante et séduisante
presque charnelle
dont on ressort ébahi
sonné
enthousiaste
sur le cul.
RAZ est évidemment un des metteurs en scène les plus importants du cinéma français - mais ne le lui dites surtout pas.
Maintenant, si on met de côté le regard "dossiers de l’écran" dont a souffert Entre les murs, je veux bien qu’on discute de la proximité (en tant que proposition formelle) qu’entretient l’œuvre essentielle de RAZ avec le film de Cantet.
Si, si.
salutations distinguées
S.
… nan, c’est juste un film qui ne pend pas les gens pour des cons, qui ne prétend pas délivrer de "message" simpliste… C’est très, très loin de tous les discours et c’est d’une force et d’une forme incroyables.
Est-ce "art et essai" ?
Il est peu probable que les usines à pop-corn de nos périphéries se jettent sur un objet aussi peu formaté pour vendre du temps de cerveau disponible.
Faut-il le déplorer ?
Est-ce la définition de l’art et essai ?
cordialement
S.