Le prof de Nanterre Alain Garrigou est poursuivi par le conseiller de Sarko Patrick Buisson mais continue sa croisade contre l’ivresse des sondages et la dérive des "push polls".
100.000 euros. C’est le montant des dommages et intérêts réclamé à Alain Garrigou, professeur de sciences politiques à Paris X, par le conseiller politique de Sarkozy Patrick Buisson pour diffamation publique suite à la publication d’une interview dans un dossier de Libération en date du 6 novembre 2009.
Le quotidien y évoque, entre autres, les relations entre l’Elysée, la société de conseil de conseil Publifact dirigée par Patrick Buisson (conseiller politique de Nicolas Sarkozy) et le sondeur OpinionWay. La phrase qui pose problème : « Pourquoi l’Elysée paie-t-il beaucoup plus cher en passant par lui (Patrick Buisson et Publifact) au lieu de les acheter (les sondages) à moindre prix directement ? Et pourquoi laisser Buisson se faire une marge de 900 000 euros sur son dos ? Soit c’est un escroc, soit c’est un petit soldat qui constitue un trésor de guerre pour payer des sondages durant la prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du futur candidat Sarkozy ». En clair, Garrigou dénonce un financement illicite par surfacturation…
C’est pourtant ce qu’avait épinglé, en d’autres termes, un rapport de la Cour des comptes, à l’été 2009… Au départ, Nicolas Sarkozy joue la transparence et décide de rendre public le budget de l’Elysée. La Cour des comptes épluche donc « la gestion des services de la présidence de la République ». Au sujet du « cas particulier des études », le rapport de la Cour a relevé que l’Elysée avait payé généreusement Publifact, 1,5 million d’euros pour une commande de sondages assortis de prestations de conseils.
Problème : Publifact a acheté des études à OpinionWay puis les a revendues à l’Elysée en facturant une prestation de conseil (avec des marges proches de 50%), lesquelles études ont été publiées dans Le Figaro et LCI. C’est ce que Garrigou appelle l’« opiniongate ». D’après l’universitaire : « l’Elysée a financé des sondages politiques sans apparaître en se cachant derrière des officines de façade… ».
L’universitaire résume : « Publifact, payée par l’Elysée pour acheter des sondages, essentiellement à OpinionWay. Déclarés comme sondages OpinionWay - Le Figaro - LCI, la société écran Publifact disparaissait elle-même ». Pour Garrigou, la Cour des comptes a tout simplement démontré « comment blanchir des sondages »…
Au-delà de la question de l’utilisation de l’argent public par la Présidence, se pose celle du commanditaire du sondage qui, comme on l’a vu, n’est pas toujours le payeur… Qui se cache derrière le sondeur déclaré ? En clair, qui commande ? La loi du 19 juillet 1977 qui encadre la pratique des sondages, impose cette obligation légale aux sondages électoraux (sondages publics portant directement ou indirectement sur un scrutin), mais exclut de son champs d’application les sondages à caractère politique… Ainsi, comme l’a rappelé, Marie-Eve Aubin, la présidente de la commission des sondages, dans Libé : « nous n’avons aucun moyen de savoir qui paie les sondages… ». À quoi bon une commission ?
Une carence de taille, qui vient s’ajouter aux nombreuses dérives que dénonce Garrigou parmi lesquelles figurent en bonne place les « push polls ». Ou comment orienter l’opinion via les sondages ? Comme l’avait expliqué Garrigou dans la même interview de Libé, parfois c’est plutôt grossier. Ainsi, à la veille des élections européennes de juin 2009, l’Elysée avait entrepris de sonder l’opinion au sujet de sa cote de popularité, Opinion Way s’était donc exécutée… à sa manière. D’après Garrigou, « pour éviter que le résultat de Sarkozy passe sous les 50%, ils ont enlevé des résultats, les réponses des Français ! ». Depuis, le professeur de science politique dénonce la banalisation de ce type de sondages « au service d’une cause politique ». Sur son site, observatoire-des-sondages.org, présenté comme « une agence de presse à l’attention des journalistes et du grand public », Alain Garrigou décrypte l’actualité des push polls quasiment en temps réel…
Exemple de recette des push polls appliquée à la réforme des retraites. Avec un angle économique, pour commencer, Garrigou reprend un sondage réalisé par CSA-CECOP, publié le 18 mai 2010 dans le quotidien économique La Tribune. On y apprend que 66% des « Français » jugeaient réel le risque de faillite du système, que 64% estimaient nécessaire le recul de l’âge légal de 60 à 62 ans, que 57% s’étaient dit favorables à un allongement du temps de cotisation et 50% s’étaient prononcés pour une augmentation des cotisations. Fort de ces résultats, le journal commentait : « les Français ont pris conscience de l’urgence de la situation ». Pour Garrigou, le message est plus clair lorsqu’on sait que « le CECOP joue un rôle d’interface entre le sondeur et le payeur » et qu’il relaie « le cercle des Epargnants présidé par le journaliste Jean-Pierre Gaillard, émanation du groupe d’assurances Generali ». Le professeur reproche au sondeur de ne pas annoncer la couleur… En revanche, nul besoin de sonder Generali pour savoir qu’elle est ouvertement favorable à un régime de retraite par capitalisation… La tribune s’autorisait alors à titrer : « Exclusif : les Français prêts à travailler plus jusqu’à 62 ans ».
Alors que le débat sur ce thème fait rage, Garrigou poursuit et nous explique comment « invoquer la force d’un sondage afin de conforter le plan gouvernemental sur les retraites ». Il décortique une enquête en ligne sur le site électronique du Monde qui demande, entre autres, aux internautes : « Considérez-vous que la retraite à 60 ans est un dogme auquel on n’a pas le droit de toucher… ? ». « Qui pourrait être favorable à la conservation d’un dogme en politique ? » s’interroge Garrigou. Une pseudo-enquête qui du coup est raccord avec l’éditorial du Monde du 27 mai 2010 : « Le dogme des 60 ans ou comment y renoncer ». Pour Garrigou : « Tout est biaisé dans l’enquête en ligne et dans le titre de l’éditorial ». Non seulement l’enquête en ligne s’appuie sur des clics qui ne sont en aucun cas un échantillon représentatif (principe de base d’un sondage) de la population, mais le choix de présenter la retraite comme un dogme est un parti pris qui prend les lecteurs pour des imbéciles… Bref, un angle plus idéologique…
Le professeur n’en démord pas : « En politique, le push poll ; c’est devenu la clef. D’ici la présidentielle de 2012, nous allons mettre l’accent sur cette dérive… ».
Une fois n’est pas coutume, le Sénat n’a pas été sourd aux critiques formulées par l’universitaire. En effet, le 25 octobre 2010, la Commission des Lois du Sénat a rendu public un rapport intitulé : « Sondages et Démocratie : pour une législation respectueuse de la sincérité du débat politique ». Les sénateurs Hugues Portelli (UMP) et Jean-Pierre Sueur (PS) font le constat suivant : « la législation actuellement applicable en la matière de sondage n’est pas satisfaisante : d’une part, elle ne garantit pas suffisamment la sincérité des sondages à caractère électoral, et plus généralement politique, d’autre part, les obligations d’information de la population et des médias sur les conditions d’élaboration de ces sondages sont trop limitées. Enfin, il apparaît que la commission des sondages dispose aujourd’hui de moyens d’action limités, dont, par surcroît elle fait un usage timide ».
Et de formuler 15 propositions parmi lesquelles on retrouve entre autres ; « l’élargissement du champ de la loi actuelle à tous les sondages politiques », « la publication de l’identité du commanditaire quand elle diffère de l’acheteur » et « la transformation de la commission des sondages en Autorité Administrative Indépendante ».
En écho, Alain Garrigou ne boude pas son plaisir : « la législation actuelle sur les sondages est condamnée. Un certain nombre de parlementaires UMP et PS en ont marre. Depuis qu’on est entré dans l’ère des push polls ; c’est devenu malsain. Les sondeurs feraient bien de se ranger à une pratique contrôlée, contrôlable ». En attendant, une véritable loi visant à rendre les sondages plus transparents ; est-il permis, pour l’heure, à un professeur de science politique, spécialiste des sondages, de critiquer les sondages ? La 17ème chambre correctionnelle de Paris pourrait apporter quelques éléments de réponses, lundi 22 novembre 2010.
B : Au sujet de ce procès, vous évoquez « une guerre des idées » ?
AG : Effectivement, d’habitude ce ne sont pas les universitaires que l’on envoie devant la 17e chambre correctionnelle mais les journalistes qui font l’interview. Il y a bel et bien une volonté politique, celle de l’Elysée puisque Buisson est un employé de l’Elysée. Buisson qui est par ailleurs, ex-directeur du journal d’extrême droite Minute, a mis un mois pour rédiger sa plainte en diffamation. C’est clair que derrière ; c’est Nicolas Sarkozy. Il y a un côté règlement de comptes. C’est de l’intimidation… On m’a conseillé de me dédire. Mais non seulement je l’ai dit, mais je le maintiens. Après le rapport de la cour des comptes, tout le monde a dit qu’il y avait eu surfacturation et donc financement illicite mais aujourd’hui, un professeur de science politique spécialiste des sondages n’aurait pas le droit de le dire ? C’est quand même le monde à l’envers !
B : Quel est l’enjeu du procès ?
AG : C’est le travail des universitaires et des chercheurs que l’on vise à remettre en cause. La critique des sondages fait partie de mon enseignement à l’université… C’est quand même fantastique qu’en France, on se retrouve traîné devant un tribunal parce qu’on fait son métier d’enseignant ! En outre, répondre aux questions des journalistes fait partie de mon travail de chercheur…On est censé valorisé la recherche, répondre aux médias fait donc partie de notre métier Si cela vaut des procès, il n’y aura plus beaucoup d’enseignant chercheur pour vous répondre… Un certain nombre de mes collègues ne veulent plus s’exprimer. Ce coup-là est grave et l’Elysée sait ce qu’il fait. C’est indigne.
B : Comment réagissez-vous au rapport d’information publié par le Sénat ?
AG : Il y a manifestement des convergences. Avec ce rapport, les sénateurs ont tiré les conséquences de l’opiniongate et du détournement de l’esprit de la loi de 77 qui n’a pas été respectée. C’est bien de le préciser… Par ailleurs, on voit bien que la commission des sondages ; ce n’est rien du tout. Les sénateurs la disent « timide », moi je dis qu’elle est paralysée car ses membres ne sont pas compétents. C’est ce qu’elle a dit lorsque je leur ai envoyé une lettre ouverte au sujet des sondages truqués par l’Elysée. C’est sûr qu’elle ne va pas contrarier Nicolas Sarkozy. Maintenant, la question est de savoir quand est-ce qu’une loi va voir le jour ? À mon avis c’est simple, il va y avoir obstruction pour que cela ne passe pas avant 2012…
Mise à jour le 22 novembre :
Joint par Bakchich à la sortie de l’audience, Alain Garrigou ironisait sur le "procès des sondages de l’Elysée", en l’absence de Patrick Buisson et du Parquet : il n’y avait pas d’avocat général du fait de l’irresponsabilité pénale présidentielle.
"Patrick Buisson et Nicolas Sarkozy ont été présentés comme des victimes de la puissance médiatique", raconte Garrigou. Il n’y a pas eu contestation des infractions à la loi, mais certains mots (’escroquerie’ ndlr) ne sont pas bienséants". "Des sondeurs anonymes, des conseillers de la Cour des comptes anonymes… Libé a choisi une personne pour poser les mots. Il n’y a pas photo sur la réalité des faits, mais ça les arrange de rentrer dans les subtilités : la ligne rouge, c’est de ne pas employer certains mots". Comme une novlangue dans 1984 ?
Le délibéré a été fixé au 19 janvier 2011.
Renoncer aux sondages et aux statistiques serait sans doute un progrès extraordinaire pour la pensée politique. Suffisamment important en tout cas pour justifier leur abandon.
De la théorie des jeux au pari de Pascal, les exemples sont nombreux pour illustrer la facilité avec laquelle quelques chiffres peuvent nous faire oublier l’essentiel. la politique est affaire d’idées, d’individus, de pouvoir… Si Napoléon, De Gaulle ou Gandhi, pour ne citer qu’eux s’étaient fiés aux chiffres ils n’auraient rien fait ; sur le papier les américains n’auraient pas dû perdre le Vietnam ni l’Afganistan…
En politique ce n’est pas au monde de nous imposer ses lois mais à nous de choisir les nôtres.
Daniel Schneidermann (et peut-être Backchich aussi ?) et d’autres en ont déjà parlé, mais l’ivresse actuelle des sondages concerne DSK, prétendument en tête des sondages et le mieux placé pour battre Sarkozy comme homme de gauche (ne pas rire…). Or les sondages ne posent pas la question "pour qui voteriez-vous ?"
mais :
"Quelle est la personnalité qui peut battre Nicolas Sarkozy aux présidentielles ? "
Et ainsi, plus DSK monte, plus les sondés répondent DSK (même sans intention de voter pour lui), et plus les sondés répondent DSK plus DSK monte, etc.
"Quelle est la personnalité qui peut battre Nicolas Sarkozy aux présidentielles ? "
Le pire, c’est que le commanditaire de ce sondage titrera "DSK plébiscité par les français"… Ce qui est totalement faux par rapport à la question.
Sondages + médias corrompus = industrialisation du mensonge.
Courage à M Garrigou pour sa noble entreprise salutaire (sanitaire devrais-je dire, il s’agit d’ordures).
Cdlmt