Bakchich avait prévenu : le super-maire de Yaoundé se préparait à « déguerpir » les quartiers populaires de la capitale camerounaise [1]. La semaine dernière, les « forces de l’ordre » ont tiré sur les habitants avant de détruire leurs maisons au bulldozer
« Paul Biya, c’est la paix ». Comme ailleurs en Afrique, où les potentats font tout pour réduire en poussière toute alternative politique crédible, le roi du Cameroun martèle les leçons apprises aux bons temps du Général De Gaulle : moi ou le chaos. Les banderoles qui pullulent dans le centre ville de Yaoundé le confirment : Son Excellence Paul Biya est incontestablement le seul homme capable d’offrir la paix et l’unité. Il suffit pourtant de se promener du côté d’Etetak pour comprendre que cette belle propagande ne sert qu’à amuser la galerie, les journalistes occidentaux et les bailleurs de fonds. Car les habitants de ce quartier populaire situé à la périphérie de la ville aux sept collines, subissent depuis quelques jours une offensive qui n’a rien de pacifique : les forces de l’ordre sont en train de transformer le quartier en décor irakien, à coup de bulldozers et de fusils d’assaut.
L’opération n’est officiellement que la mise en œuvre de la politique urbaine de la Ville de Yaoundé, décidée par Gilbert Tsimi Evouna, le super-maire de la capitale nommé par Paul Biya en 2005. L’apparatchik ayant annoncé à l’été 2005 un gigantesque plan de « dégagements des montagnes », les agents de la Communauté Urbaines de Yaoundé (CUY) se plient en quatre pour « déguerpir » les milliers d’habitants qui, chassés pour la plupart par la misère qui règne dans la campagne camerounaise, se sont installés au fil des années sur les collines de Yaoundé. Après avoir barbouillé des croix rouges sur des dizaines de milliers de maisons « à démolir » dans différents quartiers de la ville, les agents de la CUY sont passés à l’action jeudi dernier en s’attaquant à Etetak, où la Ville a prévu de déloger pas moins de 15.000 habitants (3.000 maisons).
Hors-d’œuvre avant la suite des destructions, l’opération du 16 novembre dernier fut aussi un chef-d’œuvre en matière de « pacification ». Au petit matin, les blindés de la police viennent quadriller le quartier. Puis débarquent des centaines d’hommes en armes, en casques et en boucliers, pour escorter les bulldozers de la Communauté Urbaine. Et comme les dizaines de carcasses de voitures entreposées sur le chemin ne résistent pas aux chenilles des pelleteuses, les habitants lancent sur les assaillants une pluie de cailloux. Le maire, qui a eu la bonne idée de venir assister au tabassage de ses administrés, est très légèrement blessé. Ainsi débordées par la foule, les forces de l’ordre sont « obligées » de matraquer jusqu’aux femmes enceintes et de « tirer en l’air » pour disperser les manifestants. Et comme les policiers visent très bien, un jeune homme se retrouve à l’Hôpital Central de Yaoundé, une balle (réelle) dans la jambe [2]…
« Front », « embuscade », « assaut » : le vocabulaire des policiers, comme des manifestants, prouve qu’il peut y avoir la guerre dans un « pays en paix ». L’ambiance qui règne sur les lieux, une heure à peine après l’affrontement, donne à l’observateur le sentiment de pénétrer dans une zone bombardée. Dans un nuage de poussière, les habitants explorent les ruines fumantes à la recherche des quelques effets personnels qu’ils pourront emporter. Une femme, assise sur un rocher, ses enfants sous le bras, rassemble ses forces et sa petite monnaie pour prendre le bus qui l’a ramènera dès ce soir « au village ». Quelques mètres plus loin, un jeune homme d’une vingtaine d’années creuse, à l’aide d’une bêche de fortune, ce qui était son jardin quelques heures plus tôt : orphelin, nous expliquent ses voisins, il déterre le corps de ses parents avant de s’en aller…
Ceux qui ont vu leurs habitations épargnées s’activent eux aussi. Ils savent que les bulldozers poursuivront leur besogne dès le lendemain. Les valises, les gamelles et les cartables des enfants s’entassent sur le pas des portes. Des dizaines de chaises, de tables et de malles descendent des hauteurs du quartier sur la tête d’adolescents pressés pendant qu’un ballet de voitures surchargées évacue les lieux en quatrième vitesse. Et l’on voit déjà les pères de famille démonter les toits et les poutres de leurs propres habitations pour récupérer ce qui peut l’être avant la tombée de la nuit.
Navigant au milieu de ce chaos, un homme distribue un tract confectionné à la hâte qui accuse le maire de la capitale de tous les maux : « mégalomanie », « amateurisme », « haine », « tribalisme ». Et s’interroge : « Quel lendemain pour ces millions d’individus qu’il veut jeter dans la rue ? ». Telle est bien la question qui revient sur toutes les lèvres. Car, s’ils ont compris qu’ils n’étaient plus désirables à Etetak, les milliers d’habitants du quartier se demandent où va les mener leur exode forcé. Privés en quelques minutes des années d’épargne qu’ils ont consacré à l’achat de leur terrain et à l’aménagement de leur maison, rares sont ceux qui savent aujourd’hui comment loger leurs familles, même pour la soirée. Et il ne faut pas compter sur l’aide des autorités municipales qui considèrent, c’est bien pratique, que les habitants n’ont aucun droit « puisqu’ils se sont installés illégalement » [3] . Le temps béni du dictateur Ahmadou Ahidjo [4], où l’on indemnisait ou relogeait les déguerpis, est bel et bien finie.
Une autre question brûle les lèvres des habitants : « pourquoi on nous expulse ? ». Une question toute simple, mais qui n’a toujours pas trouvé de réponse. Car la CUY, si prompte à mobiliser les policiers, consacre en revanche bien peu d’efforts à expliquer aux habitants les raisons de leur triste sort. Les habitations sont menacées par « l’érosion accélérée » [5] des collines de Yaoundé, jure le généreux Tsimi, la main sur le cœur. Les « déguerpis » seront rassurés d’apprendre que c’est pour leur bien… qu’on les mitraille à balle réelle ! Mais ils s’interrogent tout de même sur cette dangereuse « érosion ». Pourquoi les bulldozers ont-ils épargné la maison du chef de quartier (celui-là même qui a illégalement vendu pendant des années les terrains d’Etetak aux nouveaux arrivants …) ? Et pourquoi la mission catholique construite sur la colline d’en face, parfaitement similaire à la leur, n’a jamais reçu l’ordre de « déguerpir » ? Mieux vaut être un notable ou une bonne sœur pour éviter les balles [6].
Face au mutisme des autorités, rumeurs et spéculations font office d’explications. On nous parle de la construction d’une route. On évoque la possible revente par le chef du quartier des lopins déblayés [7]. Il est aussi question de l’achat du terrain par le Vatican ou encore de l’exploitation prochaine d’une mine de diamants… Preuve que les habitants sont habitués à tous les cynismes, une dame sur le point de quitter à jamais le quartier nous demande les raisons de notre présence sur les lieux : « C’est vous qui avez acheté le terrain ? ». Rassurée, elle abandonnera l’idée de nous étrangler.
Il faut dire que du cynisme, on en trouve abondamment ces jours-ci dans les colonnes de la presse camerounaise. Plus sensible aux charmes du maire qu’au triste destin des sans-logis, une journaliste bien serviable du quotidien Mutations – un journal que certains osent appeler « d’opposition » – expliqua par exemple que le plus grand malheur, dans cette affaire, fut « la lapidation » (sic) du pauvre Tsimi [8] ! Si bien soutenus, les habitants d’Etetak ne savent plus à quel saint se vouer. Beaucoup parlent de Dieu, évidemment, qui les vengera à coup sûr de l’infâme Tsimi. « La pierre de Dieu écrase doucement », confie un habitant. Mais on se tourne aussi vers l’autre sauveur du Cameroun : Paul Biya qui, nous assure-t-on sans rire, « n’aurait jamais laissé faire ça ». Malheureusement pour les « déguerpis », le grand chef n’est toujours pas rentrer au pays. Quinze jours après la fin de la conférence sino-africaine de Pékin, l’« éternel vacancier » se repose loin du Cameroun. Paisiblement.
[1] Cf : Prosper, c’est le roi des déguerpis, Bakchich, n°5
[2] D’après un infirmier, la police est venue chercher le blessé à l’hôpital dès que la balle fut extraite de sa jambe. Histoire qu’il ne bavarde pas trop…
[3] Le régime foncier des villes camerounaises étant extrêmement complexe, de nombreux « autochtones » ont vendus leurs terrains aux néo-urbains venus d’autres régions (les « allogènes ») sans leur fournir de titre foncier.
[4] Le très musclé prédécesseur de Paul Biya, qui régna sans partage sur le Cameroun de 1958 à 1982.
[5] La Nouvelle Expression, 17 novembre 2006
[6] Lors d’une opération similaire dans le quartier de Bastos, il y a quelques mois, les bulldozers s’étaient arrêtés devant la barrière d’un ministre…
[7] Comme ce fut le cas, il y a quelques mois, après le « déguerpissement » d’un autre quartier de Yaoundé, le quartier de l’Ecole de Police.
[8] Mutations, 17 novembre 2006.