Chronique du livre de Emile Cioran, "De la France"
Un homme qui écrit : « J’ai connu toutes les formes de déchéance, y compris le succès », ne saurait être fondamentalement mauvais. Vous avez déjà compris que le philosophe dont il est question ici n’est pas BHL. L’auteur de cette phrase est un inconsolable désespéré, qui ne fut sauvé du suicide que par l’arrivée dans sa vie de la maladie d’Alzheimer. Il est mort en 1995 et s’appelle Emile Cioran. Dans le très modeste logement qui était celui de ce minimaliste, passé à un zen bien à lui par absence d’espoir et par l’étude du bouddhisme, on a retrouvé de nombreux manuscrits. Comme souvent, l’œuvre d’un génie qu’on a laissé crever dans l’indifférence provoque la bataille entre des ayants droit qui n’ont jamais fait leur devoir. Sous le matelas de Cioran, on a par exemple découvert un tout petit livre de 90 pages, en petit format au titre sonnant Barrès, un peu ridicule aujourd’hui : De la France.
Cette sorte de cantique des Kantiques, écrit en 1941, d’un aphorisme l’autre, a l’avantage d’être d’actualité. Non pas que Cioran soit un prophète mais, la pendule du temps ayant reculé ses aiguilles, l’absence d’espoir de la France de 2009 est comparable à celle qui occupait nos cerveaux la première année de la « dernière » guerre. Avant de s’installer dans ce Paris occupé, Cioran né roumain d’un père pope et d’une mère incroyante, avait accompli un parfait parcours du combattant du savoir pour publier à 22 ans, Sur les cimes du désespoir. Un texte où il rêve d’échapper à sa lucidité, à son intelligence des choses ; voudrait être aveugle et inconscient face au poids de la vie. Le jeune intello roumain étudie dans le Berlin du chancelier Hitler où il traite la tentation nazie par un radical antidote, le bouddhisme ; qui va l’extraire à vie du tourment des idéologies.
Cioran a trente ans quand il découvre une France en triste Etat. Venu ici poursuivre ses travaux sur Bergson, il parcourt surtout le pays à vélo et squatte les cafés de Montparnasse et Saint-Germain. Son texte « De la France », est émouvant car le jeune auteur n’est pas encore totalement occupé par l’idée fixe du désespoir. Il sait que, pour notre pays, des jours formidables ont existé. C’est à travers eux, et la mémoire de ce bonheur que génère la « grandeur » d’un peuple, que Cioran peint une France en train de mourir, faute de mythes à croire, d’idéal. Le jeune homme des Balkans porte encore en lui l’illusion française répandue en Europe à la Révolution, l’idée d’une nation mère des autres. Et Cioran se sent orphelin.
Peut-être aussi le veuf, l’inconsolé de Madame du Deffand qui écrivait : « Je ne trouve en moi que le néant et il est aussi mauvais de trouver le néant en soi qu’il serait heureux d’être resté dans le néant »… « Je ne crois pas que je tiendrais aux Français s’ils ne s’étaient pas tant ennuyés au cours de leur histoire… C’est l’ennui de la clarté. C’est la fatigue des choses comprises ». La France du petit roumain c’est « l’élégance », l’art pour l’art, celui du jeu, du rien, du raffinement incompréhensible. Alors que l’Allemand cultive le « mauvais goût » et le Russe l’irrationnel et le fatal. L’infini, donc le rêve, n’a pas de place dans notre paysage travaillé comme un jardin. Que survienne un accident de l’histoire, aucune folie ne peut nous en guérir. « Les romans de Dostoïevski nous révèlent la désolation prophétique du cœur de l’homme ; ses personnages sont des héros. Les Fleurs du mal –désolation privée d’avenir ; l’individu souffre sans pouvoir agir dans une direction du temps ». En 1941, Cioran nous voit ainsi, la tête dans le sac : « Français des Croisades ils sont devenus Français de la cuisine et du bistrot : le bien-être et l’ennui »… « La vie n’existe plus qu’en banlieue. Une France prolétaire est désormais la seule possible ».
Dur ? Cioran ? Amoureux en tout cas et déçu par un présent qui mérite mieux que ce que nous sommes, « des Français usés par excès d’être. Ils ne s’aiment plus, parce qu’ils sentent trop qu’ils ont été ». Un dernier aphorisme pour le voyage : « si les Français n’étaient pas dégoûtés d’eux-mêmes, ils mériteraient le mépris ». Pour finir, rappelons-le, Cioran parle ici d’un temps noir et révolu. Toute comparaison avec l’actualité serait donc fortuite.
Cet ouvrage est surtout le crucifix à brandir lors de débats sur l’identité nationale. Il écrit qu’il est impossible de définir ce qui fait une patrie, tout ce qui constitue une civilisation. Nous gagnerions du temps à définir ce qui ne l’est pas. D’où, ces derniers mois, la juste gêne qui nous saisit alors que les hommes politiques veulent nous retourner contre les immigrés. Cioran n’est pas dans l’illusion du jeune âge quand il écrit ce texte. Il a choisi la France. Il l’a choisie parce que sa civilisation pouvait lui donner une vraie décadence, de celle des civilisations qui ont connu et usé toutes les patines. Il y a le génie français du détail que vous soulignez.
Et puis il y a ces lignes admirables sur les plaisirs de la table. Une civilisation qui tourne autour de la table, réfugiée dans la manducation, est perdue, déjà. Là encore on pense à aujourd’hui ou plutôt à hier. Quand Nicolas Sarkozy débutait sa conférence de presse en parlant bouffe ou quand l’affreux personnage voulait inscrire la gastronomie française au patrimoine mondial de l’humanité.
"Toute civilisation débute dans le mythe et finit dans le doute".