Telle qu’elle existe encore de Rabat au Caire, la rue arabe produit un pittoresque bien absent du triste trottoir francilien. Avec ses marchands de fringues et godasses à perte de vue, il développe des perspectives mortelles. Pour ne rien dire des magasins d’appareils photos, radios, ménagers, salons de coiffures, de bronzage tellement pareils les uns aux autres. Heureusement, la monotonie générale s’égaie parfois d’une idiotie municipale comme la bêtise d’un sot met sa fraîcheur dans une conversation sérieuse.
À Montreuil, par exemple, toute proche banlieue de l’Est parisien, une large artère en provenance de la capitale s’appelle naturellement rue de Paris. Elle débouche sur un vaste carrefour baptisé place Jacques Duclos. Rien de plus naturel. Jusqu’à son décès en 1975, le personnage tout en rondeurs joviales représenta la circonscription à la Chambre des Députés. Dans sa monumentale Histoire du Parti communiste, l’exact et probe Philippe Robrieux remarque dans sa carrière « une spécialisation au service de l’appareil policier stalinien », organisme où le respect de la vie humaine empruntait souvent la trajectoire d’une balle tirée dans la tête.
En juin 1940, il essaie de négocier avec les Allemands la reparution de L’Humanité sur ordres de Moscou. L’opération échoue. Il devient l’année suivante un clandestin courageux quand l’agression hitlérienne contre l’URSS jette ses camarades dans la Résistance. À ce titre, encore beaucoup de sang versé sans trop de scrupules. Toujours selon Robrieux, Duclos agit en « homme impitoyable aux lourdes responsabilités dont l’Histoire n’a probablement pas fait le tour ».
La municipalité communiste de Montreuil n’en garde évidemment aucun souvenir. Sa « Mémoire » à elle travaille dans une toute autre direction. À quelques mètres de la plaque décernée à Duclos, un panneau genre mobilier urbain en couleurs avec la photographie d’un militaire en képi mou du XIXe siècle énonce modestement : « Montreuil célèbre la proclamation de l’innocence de Dreyfus, 1906-2006 ». Le portrait représente un homme encore assez jeune, au visage mince, un peu énigmatique, assez attachant. Mais quels rapports entre Dreyfus et Duclos, D et D, DD ?
Réunir si près l’un de l’autre deux symboles aussi opposés relève d’une ironie supérieure ou d’un extrême abrutissement. Comme tant d’autres communistes de sa génération, Duclos pleura au décès de Staline. Durant la vie du dictateur, il avait approuvé tous ses crimes. Ses Mémoires identifient, célèbrent en lui un remarquable « sens de l’humain ». Aussi, quand le terrible Joseph organise les procès de Moscou, avec des prévenus battus, torturés avant les audiences, il les approuve tous. Comme après 1948, il applaudira le démantèlement de complots imaginaires suivis de pendaisons à Sofia, Prague, Budapest.
Car enfin, jusqu’à sa dégradation dans l’une des cours de l’École militaire, Dreyfus put crier à la face de tous : « Je suis innocent ! » À peine parti pour l’Île du Diable, ses avocats, son frère, son épouse purent librement préparer sa réhabilitation. Dans le système encensé par Jacques Duclos, ils se seraient sous la menace joints aux accusateurs, ou ils auraient été assassinés.
Les élus de Montreuil responsables du scabreux rapprochement ne ressemblent sans doute pas à des monstres. Ils sont simplement les braves représentants d’une société superficielle, bêtassonne, prétentieuse, épanouie dans ses ignorances. Comme tout le monde, ils déplorent la disparition des « repères ». Malheureusement, ceux qu’ils proposent frappent d’abord par leurs discordances. Rien n’empêche les imbéciles de vieillir heureux.