Esquisse d’une trop brève rencontre avec l’écrivain sud-africain Breyten Breytenbach, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, « L’empreinte des pas sur la terre, mémoires nomades d’un personnage de fiction », paru chez Actes Sud. Le guerrier poète baisse la plume et monte la voix.
Dans le dédale des bureaux parisiens d’Actes Sud, ça sent le bois chauffé et la fraîcheur de la page blanche. Breyten Breytenbach m’attend. Cet écrivain afrikaner né en 1939 a depuis toujours œuvré pour la libération du peuple noir. Une position dangereusement audacieuse au temps de la politique de l’Apartheid. À cette époque, menacé pour avoir défié la loi qui interdit tout mariage interracial, il choisit l’exil. En 1975, alors qu’il tente de retourner clandestinement dans son pays d’origine pour effectuer ses activités jugées « terroristes », il est découvert par la police et conduit en prison. Il y reste sept ans.
La question essentielle que je pose à Breyten concerne sa plume, lavée par les intempéries de l’encre, et son regard, profond et averti, qui a tant observé le monde.
Avant tout, la démarche de son travail et de son engagement d’écrivain s’est bâtie sur l’essence du langage, me dit-il, sur la puissance des mots, et de citer René Char, « Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux… ». C’est que Breyten est fou des mots, comme « Breyten foudesmots » le narrateur de son roman fiction [1] « L’empreinte des pas sur la terre ».
Depuis toujours Breytenbach s’est employé à déconstruire la langue afrikaans, à s’approprier la prétention et les présupposés de son idéologie malade, pour montrer ce qu’on a tenté de lui faire dire. Il lui a délié la langue, en maîtrisant ses mots de l’intérieur, déchirant le voile de son innocence feinte, pour en faire un instrument de liberté. La poésie surtout est le lieu de ce travail de démantèlement des mots et de leurs sens, et si aujourd’hui Breytenbach écrit la majorité de ses romans en anglais, pour des raisons essentiellement pratiques, sa langue maternelle l’afrikaans reste son premier outil d’exploration. Quand à la censure, il l’a bien entendu rencontrée plus d’une fois, et il y a vu un moment fort de l’interaction entre écriture et réalité politique.
C’est ainsi qu’il a pris conscience du pouvoir des mots, à travers ce travail de déconstruction, et que l’exigence de l’écriture s’est imposée à lui, « garder la conscience aigüe de la capacité de la langue à créer, à influer des perceptions », « ce n’est pas une présupposition morale c’est un rapport avec l’écriture et avec soi-même ».
Breytenbach pointe là un point commun du politicien et de l’écrivain, tous deux ont conscience du pouvoir qu’ils possèdent, l’un dans sa bouche, l’autre entre ses mains. Mais aussi un point de divergence, car si la nature même de l’écriture impose à l’écrivain une vigilance, une précaution extrême dans la manipulation des mots, le politicien, libre d’abuser de leur pouvoir, ne s’en prive pas, qu’il s’agisse de l’ancien premier ministre sud-africain Daniel François Malan, ou de l’actuel Président Thabo Mbeki.
Ainsi le premier engagement de l’écrivain est de rester le plus près possible du sens des mots, alerte, l’oreille et le stylo collés au papier, pour savoir ce que les mots veulent vraiment nous dire. Il s’agit d’intégrité, d’éthique, mais surtout d’efficacité de l’écriture, « Foudesmots » est un puriste.
La plume, une arme efficace ? Non, répond Breytenbach, l’écriture ne suffit pas. Certes, soixante ans plus tard le combat de Mandela et celui des intellectuels sud-africains ont obtenu gain de cause, l’Apartheid n’est plus, mais depuis la fin de cette politique, l’écart entre riches et pauvres s’est considérablement agrandi.
Quel espoir reste t-il alors au porteur d’en-plume, pour agir sur le monde ? « Le monde se décrypte en mots, en paroles, l’écrivain se doit de les retranscrire de manière claire et objective ». Un porteur de mémoire, c’est certain, marquer à vif les événements, être le vecteur de l’Histoire, Vagabond des étoiles [2], Breytenbach vole aujourd’hui entre Paris, New York et l’Afrique, avec dans son baluchon, plus d’un livre en réserve.
C’est au début du XXème siècle que se développe en Afrique du Sud l’écriture poétique autant que la prose ; le roman « July’s people » de Nadine Gordimer marque cette période. Dans la seconde moitié du siècle les « Sestigers », mouvement d’écrivains contestataires auquel participa Breytenbach, remettent en cause la politique de l’Apartheid. Prix nobel de littérature en 2003, John Maxwell Coetzee est aujourd’hui un autre grand nom de la littérature sud-africaine. À noter que dans cette histoire de la littérature sud-africaine, la communauté noire reste majoritairement absente.
[1] roman qui mêle l’autobiographie et la fiction, la poésie et l’essai.
[2] titre d’un roman de Jack London écrit en 1915, qui retrace la vie carcérale d’un condamné à mort.