Publié l’année dernière aux États-Unis et en France ce jeudi 22 mai, le livre d’une journaliste américaine, Dana Thomas, installée à Paris, éclaire les petits secrets d’une industrie qui rapporte des milliards mais qui a sacrifié sa qualité et son intégrité. Pourquoi certaines femmes ont absolument besoin d’un sac à mains à 3 000 dollars ? La réponse est dans « Luxe and Co » (éditions Les Arènes), dont « Bakchich » publie des extraits.
Si c’est ainsi qu’on fabrique des sacs à main en Europe, en Chine, les choses sont complètement différentes – oui, certains sacs de luxe sont bien fabriqués en Chine. Des sacs de grandes marques. Des marques que vous portez. Des marques qui ne produisent pas leurs sacs en Italie, ni en France, ni au Royaume- Uni, mais en Chine, bien qu’elles le nient catégoriquement. J’ai visité une de ces usines de la province du Guangdong et j’ai tenu les sacs dans mes mains. Pour ce faire, je dus promettre de ne pas révéler le nom des sociétés concernées. En effet, les fabricants s’engagent par contrat à ne pas révéler leur identité. Ce qui leur permet également de travailler pour plusieurs clients à la fois. Quand leurs représentants viennent à l’usine, ils sont directement conduits à la section où sont fabriqués leurs produits, et ils n’ont accès qu’à l’équipe en charge de leurs produits. C’est aussi compliqué que de gérer un harem.
Il existe trois ou quatre usines spécialisées dans la maroquinerie de luxe en Chine, la plupart à Dongguan, une ville industrielle à environ une heure au nord de Hong Kong. Elles fabriquent souvent des articles de bas ou de milieu de gamme, pour le compte de sociétés telles que JCPenney, Sears, Liz Clairborne et An Taylor, vendus entre 40 et 80 dollars pièce. Mais elles produisent également des sacs à main de luxe.
Dans les années 1990, alors que le coût du travail augmentait en Europe, les entreprises s’étaient tournées vers la main d’œuvre meilleur marché d’autres pays. Mais pas les marques de luxe. Elles ne pouvaient pas officiellement transférer leur production sans ternir l’image qu’elles s’étaient forgées avec grand soin. Leur première réaction fut de relever leurs prix, mais légèrement, afin de ne pas effrayer tous les nouveaux clients du marché intermédiaire. Les marques cotées en Bourse devaient rendre des comptes à leurs actionnaires, qui exigeaient plus de rendement, plus de bénéfices. Ce qui était impossible sans une augmentation des volumes et une baisse des coûts. Elles commencèrent donc par renforcer la production et la publicité, en particulier pour les sacs à main.
Baisser les coûts était une affaire plus délicate. Comment les marques de luxe pouvaient-elles réduire considérablement les frais de production de leurs produits tout en maintenant le même niveau de qualité ? En fait, c’était impossible. Il fallait faire des concessions. Au nom du profit – ou, pour parler franchement, de la cupidité –, les marques de luxe mirent leur intégrité en péril. Certaines firent des économies sur le prêt-à-porter. « Je me souviens d’essayages au milieu des années 1990 où le directeur général débarquait en décrétant : “Les femmes n’ont pas vraiment besoin de doublures” », m’avoua un ancien assistant d’une des plus grandes maisons de luxe. Toute la profession suivit rapidement le mouvement. « Il existe une coupe à cru qui, en design, appartient à l’avant-garde post-japonaise, mais qui, en réalité, est très bon marché », m’expliqua un autre assistant. « Vous vous imaginez combien de temps et d’argent vous économisez sur une robe ou une veste si vous n’avez pas besoin de coudre la doublure à l’étoffe extérieure, de les repasser, de les rabattre, de les repasser de nouveau et d’ajouter une autre couture pour les fixer ? Avec la coupe à cru, vous coupez juste le bord et l’affaire est réglée. » Une autre marque italienne réalisa des économies en réduisant les manches de ses vêtements d’un centimètre et demi. « Multipliez le gain par mille et vous verrez le résultat », conclut l’assistant.
En 2006, des centaines de milliers de sacs à main, de trousses de toilette et de sacoches de luxe étaient déjà produits chaque année en Chine, à l’insu des clients. Peu de sociétés le reconnaissent. Le petit maroquinier italien Furla admit qu’il s’était mis à fabriquer une partie de ses portefeuilles et de ses sacs en Chine à partir de 2002. En dépit des propos de Bernard Arnault en décembre 2004 au congrès de Hong Kong, selon lesquels seuls les artisans européens étaient réellement compétents dans la fabrication de luxe, dès l’année suivante, une des marques de LVMH, Céline, produisait ses sacs Macadam en jean et cuir en Chine. Une étiquette marron fixée à l’intérieur du sac précisait qu’il avait été conçu à Paris et « fabriqué à la main en Chine en portant une attention particulière à la qualité et aux détails ». En mai 2005, Patrizio Bertelli affirma sans scrupules au Financial Times que Prada, qui soutenait à l’époque que tous ses vêtements et accessoires étaient fabriqués en Italie, « étudiait actuellement la possibilité » de délocaliser sa production dans des pays où la main-d’œuvre est meilleur marché, y compris en Chine. En fait, Prada fabriquait déjà de la maroquinerie en Chine depuis mai 2005.
Aujourd’hui, le sac à main de luxe illustre parfaitement la mondialisation : les pièces détachées, comme les fermoirs, viennent d’Italie et de Chine (essentiellement de Canton), la fermeture éclair du Japon, la doublure de Corée, les broderies d’Italie, d’Inde ou du Nord de la Chine, le cuir de Corée ou d’Italie, et le produit final est assemblé en partie en Chine et en partie en Italie. La provenance des matières premières est parfois aussi peu claire que celle des sacs : un fabricant m’évoqua le cas d’un fournisseur qui affirme que sa soie est britannique, alors qu’il l’achète en Chine, l’entrepose au Royaume-Uni, pour la revendre ensuite au tarif européen.
À l’usine, que j’ai visitée en octobre 2005, les ouvriers travaillaient de 8h00 à 12h30 puis de 14h00 à 19h00, et quand il y avait du travail en plus, de 21 h00 à 23h00 (payées une fois et demie le taux horaire habituel). Chose exceptionnelle : tous les ouvriers sont libres le dimanche. La plupart des usines chinoises fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et les périodes de travail peuvent aller jusqu’à dix heures. J’étais arrivée en début de soirée, au moment où les ouvriers s’apprêtaient à prendre une pause. Dans le bâtiment de quatre étages, la surface de production atteignait presque neuf mille mètres carrés. Les fenêtres étaient ouvertes et ajourées pour laisser passer l’air. Les ventilateurs étaient silencieux dans les coins – l’été, dans le delta de la rivière des Perles, la chaleur et l’humidité sont accablantes. Il faut environ dix mois pour construire une usine de A à Z en Chine – quatre fois moins qu’aux États-Unis.
Dans une grande salle de cinq mille mètres carrés étaient disposées quinze rangées de longues tables de travail. À chacune d’entre elles se tenaient une douzaine de jeunes femmes minces en chemisier bleu pâle aux manches courtes et pantalon foncé, occupées à coller, marteler et à coudre. Elles étaient entourées de sacs arborant les logos convoités des marques de luxe. Un atelier de cette taille produit quinze à vingt mille articles par mois. Contrairement à ce qui se passe chez Hermès en France ou chez Gucci en Italie, tout est fait à la chaîne. J’observai une fille en train de coller les poignées d’un fourre-tout en toile. Elle plaça un patron en carton sur la toile pour s’assurer que les courroies étaient fixées au bon endroit, les cloua, puis tendit le sac à l’ouvrière suivante, qui à son tour cousit les poignées à la machine. La préposée à la colle traitait environ deux sacs par minute. À l’heure du dîner, les filles avaient rangé soigneusement les tables, couvert les machines – en cas de pluie – et étaient sorties, en une file unique, traversant la place au milieu de gloussements et de bavardages, jusqu’à la cantine du rez-de-chaussée du dortoir de six étages. Un badge avec une photo d’identité pendait au cou de chacune d’elles.
Les fabricants chinois commencent néanmoins à connaître un certain nombre de problèmes. Le prix des matières premières est à la hausse. Le trop grand nombre d’usines provoque des coupures d’électricité. Et il y a pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Plus les travailleurs sont formés, plus ils exigent d’avantages et d’argent. Pour pouvoir les retenir, entre 2000 et 2005, les salaires ont grimpé de 30 %, passant de 90 à 120 dollars par mois. Les gymnases et les salles informatiques vont dans le même sens. Les marques ne leur facilitent pas non plus la tâche. « Elles leur tapent sur les doigts à cause du non-respect des droits de l’homme », m’expliqua le fabricant. « Ça m’exaspère parce qu’elles nous imposent des contraintes et nous reprochent de ne pas payer assez. »
Je leur réponds : « Si vous voulez que vos produits soient fabriqués comme chez vous aux mêmes conditions, alors produisez-les dans votre pays. » On ne veut jamais maltraiter les ouvriers parce qu’on veut que la marchandise soit fabriquée. Mais les marques les aident, en leur donnant plus de valeur. Des victimes sont néanmoins à déplorer. Sur la route de Dongguan, nous avons lu un article dans le journal à propos d’un ouvrier qui, pas plus tard que la veille, avait quitté son usine dans une zone industrielle de Canton après y avoir travaillé vingt-quatre heures d’affilées, et qui s’était écroulé dans la rue, raide mort. « Un cas de fatigue pure. Un cas parmi des milliers », me dit le fabricant.
Ce week-end, la suite sur Bakchich des extraits de Luxe & Co.
Dana Thomas, « Luxe & Co, comment les marques ont tué le luxe », Les Arènes.
Les intertitres sont de la rédaction.
Cet article est extrêmement intéressant. Pour avoir travaillé dans la mode je ne peux que confirmer que les marques de luxe sous-traitent tout ou partie de leur production auprès de sous-traitants "multimarques", souvent installés dans des pays à bas coût. Ainsi par exemple les polos d’une certaine société sont en partie fabriqués en Chine. L’étiquette se garde bien de mentionner le pays de fabrication… On peut parler de faux luxe.
OUI, la qualité baisse. C’est incontestable. OUI, il s’agit de tromperie sur la marchandise de la part de marques qui capitalisent une image de luxe et de tradition. Pire, des savoir-faire uniques disparaissent irrémédiablement en Europe et des milliers d’emplois ont été supprimés.
La solution ? Trouver le VRAI luxe. Acheter des vêtements de qualité fabriqués en Europe (St James, chemises Howard’s, fabrications locales…). Pour ce qui est des costumes, le vrai luxe consiste à aller chez un tailleur.
Dans la mesure où le luxe n’exerce plus nos talents et savoir-faire locaux, dans la mesure où il ne soutient ni nos emplois, ni notre industrie… le luxe ne doit pas nous intéresser.
Le luxe qui nous intéresse, c’est de ne pas en avoir pour se distinguer.
Le luxe qui nous intéresse, c’est de changer nos modes de vie et de consommation.
Le luxe qui nous intéresse, c’est de rester un peuple ingénieux et créatif.
N’en déplaise aux actionnaires, ainsi nommés parce qu’ils sont les seuls à n’exercer aucune action pour s’enrichir : ils ne sont tyrans que par notre soumission… ils ne jouissent que de nos désirs… Alors nous pouvons bien en changer ; c’est notre luxe à nous.
Acheter un vêtement de luxe (ou un accessoire) devrait être acheter un beau vêtement.
Mais aujourd’hui, la grande majorité des marques de prêt à porter "de luxe" ne vendent plus de beaux vêtements. Ce qu’elles vous vendent, c’est un redoutable savoir faire marketing, des millions d’Euros dépensés en communication et, éventuellement, un style, une coupe. Mais certainement pas de la qualité ! Pour la qualité, il faut aller vers des marques relativement confidentielles et, même si elles ne gaspillent pas l’argent en pub, cela reste extrêmement cher.
Le nombre de fois où j’ai été déçu par la qualité de marques pourtant relativement chères (Kenzo, Agnès B, Prada, etc.). Ces gens vendent du vents et certainement plus de beaux vêtements. Le but est de séduire la poule friquée russe et la beurette de banlieue qui rêve de s’acheter une respectabilité.
Bref, le luxe est devenu l’antithèse de ce qu’il était : c’est désormais un univers marchand et vulgaire comme tous les autres. Le vrai luxe est désormais ailleurs que dans les marques soit-disant de luxe. Et les prétentions infinies des parvenus Pinault et Arnaud n’y changeront rien : leurs marques puent le business minable et n’ont plus grand chose à voir avec la classe d’avant. Ils ont beau recycler l’héritage de leurs marques, la véritable jet-set n’est pas dupe : LVMH et Gucci, c’est désormais pour les ploucs friqués… voire pour les ploucs tout court ! Vade retros Logonas !