Ballade bucolique au milieu de la capitale libanaise, perpétuel champ de ruines.
Lundi : Chronique du Blédard
Il y a, pour commencer, cette énorme masse immobile qui se détache de la pénombre. C’est une carcasse d’immeuble, longue d’une centaine de mètres et haute d’au moins quinze étages. Sa façade extérieure a totalement disparu et ses murs restants sont criblés d’impacts tandis que des herbes folles s’enroulent autour de ses piliers lépreux. Ce fut, dit-on, un splendide bâtiment, le plus beau du front de mer, du moins le plus majestueux. Ce n’est plus qu’une vague de béton qui offre ses chambres éventrées aux vents marins : une ruine qui témoigne d’un passé sanglant.
Si elles étaient dotées de parole, les pierres perforées du Holiday Inn, car c’est ainsi qu’on le nommait jadis, pourraient raconter quinze années de folies, de massacres et de combats. Elles pourraient dire les premiers jours de la guerre civile, les milices des deux camps qui convergèrent vers la rue de Damas, se battant pour chaque pouce de terrain, bien décidées à n’épargner personne de l’autre camp.
Cet hôtel n’a jamais été reconstruit. Il est le vestige oppressant de temps que l’on voudrait révolus mais dont il se murmure à chaque coin de rue qu’ils n’attendent qu’une petite étincelle pour ressusciter. Pourquoi n’a-t-il pas été réhabilité ? Pourquoi ne l’a-t-on pas rasé ? Mystère. Son squelette est le témoignage d’un séisme qui a duré une décennie et demie et dont les répliques se font encore sentir. Il est peut-être là pour dire et répéter que tout peut recommencer, peut-être en juin prochain quand il s’agira d’aller aux urnes, ou peut-être avant si, d’aventure, le voisin du sud décide de se défouler à nouveau sur un petit pays sans réelle protection.
En contrebas de l’Holiday Inn, à deux cent mètres, une statue en bronze fait face à la Méditerranée. C’est celle de Rafik Hariri, milliardaire et ancien Premier ministre, tué, lui et plus d’une vingtaine de personnes, par l’explosion de près de deux mille kilogrammes d’explosifs le 14 février 2005. L’endroit garde encore quelques stigmates de l’attentat. Un proche immeuble n’a plus d’occupant. Un autre a toujours la façade noircie. L’endroit est triste, encore plus triste que la ville décrépie avec ses ruelles défoncées. Des voitures vont et viennent sans ralentir et les rares piétons ne jettent pas le moindre coup d’oeil au monument. Ce n’est pas de l’oubli ni de l’indifférence. Ce n’est que l’habitude, celle des peuples qui ont vécu et vu un nombre indéfinissable de violences et qui savent qu’il ne sert à rien de se lamenter sur la férocité de leur sort.
Entre la gigantesque ruine de l’Holliday Inn et la statue de Hariri, se dresse fièrement l’Intercontinental Phoenicia, reconstruit au début des années 2000 et devenu l’un des endroits les plus prisés de la capitale. C’est ici que s’organisent conférences et colloques. C’est ici, entre autre, que l’on vient pour essayer d’imaginer ce que fut la ville, bien avant que les armes ne parlent. Le bâtiment est protégé par une ligne de blocs de béton contre lesquels s’adossent des chauffeurs de taxi débonnaires, chapelet à la main et l’oeil guettant le client à qui l’on annoncera, c’est selon, un tarif en livres ou en dollars, dollars américains bien entendu. Ce matin, toute une palette d’uniformes s’agite autour de l’hôtel. Gris, verts, tachetés, foncés. On attend du beau monde venu d’ici et d’ailleurs. Des hommes en blouson bleu nuit sillonnent la rue, d’autres sont immobiles, l’air absent. Il y a ceux qui courent, ceux qui donnent des ordres, qui s’agitent, talkie-walkie à la main. Peut-être un ministre ou un ambassadeur qui arrive. Ou peut-être pas. C’est un désordre qui n’a rien de joyeux. Trop de mines crispées, trop de battle-dress.
Et puis, il y a ces trois ou quatre hommes qui sillonnent les abords de l’hôtel, sondes à la main pointées sur les véhicules. La longue et fine tige métallique de leur appareillage destiné à détecter des explosifs fait penser à une seringue hypodermique prête à perforer les chairs. Il faut s’éloigner, franchir l’ancienne ligne de démarcation pour aller vers l’est. Le coeur déchiré, on réalise que la place des Martyrs a pris l’allure de terrain vague et de parking de fortune. Il ne reste rien, ou si peu, de ce qui pourrait rappeler la ville d’antan, y compris celle qui continuait à se dresser vaille que vaille au lendemain du retour à la paix. Des immeubles ont été rasés, des familles expropriées, une mémoire effacée au nom de la reconstruction et de la promotion immobilière.
Ah ! il faut s’attarder sur ces nouveaux quartiers, cette nouvelle place de l’horloge sponsorisée par la marque qui sied aux quinquagénaires qui ont réussi leur vie. De là, partent six rayons piétonniers avec belles enseignes et restaurants bondés. Ici, c’est un Orient de pacotille qui s’affiche avec pipes à eau et serveurs en pantalons bouffants. C’est une enclave artificielle, protégée par des check-points où l’on vient en famille pour dîner ou déambuler. On y croise des gens du Golfe, dont on dit qu’ils détiennent la grande majorité des appartements du quartier-appartements aux volets clos dont on se demande s’ils sont vraiment occupés – et que l’on voit attablés sans gêne ni remords autour de bouteilles de vin blanc. On y voit des jeunes filles en hidjabs et aux habits moulants en train de fumer le narguilé. On y croise des dames aux nez et visages rabotés et l’on se dit qu’elles sont bien à leur place dans ce puits de vulgarité et de mauvais goût.
On revient vers le port, en se disant que la mer, elle, ne peut avoir changé. Et l’on se trompe, du moins c’est l’impression que l’on a en observant cette étendue grise, sans cesse défigurée par des rouleaux désordonnés. A Beyrouth, même la Méditerranée paraît inquiète, tourmentée elle qui d’habitude offre quelques espoirs aux poitrines craintives. Et tout en s’en retournant vers les hauteurs, on se demande, alors que la pluie commence à tomber, comment cette ville arrive à vivre avec tous ses chagrins.
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