Le groupe français d’électricité et de transport aurait « fluidifié » quelques marchés au Brésil, à Singapour et en Zambie. Embarras judiciaires en vue pour une entreprise en plein boom. Les révélations de Bakchich
L’empire Alstom, avec ses 19 milliards d’euros de chiffre d’affaire et ses 65 000 salariés, pensait en avoir fini avec les « affaires ». Les pots-de-vin versés dans les années 1990 à l’équipe Pasqua, dont le fils du ministre, Pierre, ont été jugés. La cour d’Appel vient de condamner Pierre Pasqua à deux ans de prison dont un ferme. Justice est passée sur cette vieille affaire. Fleuron de l’industrie française, Alstom a sereinement repris son activité dans 70 pays. Centrales, barrages électriques, TGV, un business qui rapporte. Mais d’audacieux juges suisses risquent de gâcher le bel enthousiasme de Patrick Kron, son PDG, qui vient annoncer une hausse des commandes de 33%. Las, le ministère public de Berne a transmis en octobre 2006 des éléments embarrassants au parquet de Paris. Constatant que de belles sommes d’argent en provenance d’Alstom ou de filiales transitaient par la société d’un banquier de Zurich, un juge d’instruction suisse, Ernst Roduner, a demandé à la France l’entraide judiciaire – un début d’enquête, pour tenter d’en savoir un peu plus. Le magistrat subodore qu’une « caisse noire » de l’entreprise d’électricité et de transport était gérée par le fameux banquier.
Oh le vilain mot ! Visiblement, l’argent repartait des comptes de cet aimable banquier vers des sociétés off-shore permettant de garder l’anonymat aux bénéficiaires. Le juge suspecte – pure hypothèse – que des marchés d’Alstom ont pu être « fluidifiés » grâce à des versements de commissions au Brésil et à Singapour.
Il se trouve qu’Alstom y a décroché de beaux contrats : une partie des travaux d’une centrale hydraulique, au Brésil (182 millions d’euros), un marché lié au métro automatique de Singapour (167 millions d’euros). Singapour, où notre banquier détenait des comptes bancaires. Pour éviter que les fonds restant sur les comptes suisses s’évanouissent vers quelque paradis discret, le juge a bloqué huit millions d’euros. A Paris, le juge Renaud Van Ruymbeke a été chargé de cette entraide judiciaire. Il a entendu d’anciens cadres d’Alstom. A Berne, le juge Roduner a élargi ses investigations sur les soupçons concernant le groupe tricolore. Après donné un coup de main aux Helvètes, la justice française va prendre le relais, comme l’a appris Bakchich. Après avoir longuement réfléchi, le parquet de Paris va ouvrir dans les jours qui viennent une information judiciaire et, horreur, un juge d’instruction sera désigné pour faire la lumière. Il lui faudra s’intéresser à la personnalité de l’ex-banquier zurichois, Oskar Holenweger.
Les réactions aux interrogations de Bakchich ont été succinctes. L’avocat zurichois d’Oskar Holenweger, Lorenz Erni, nous a déclaré par téléphone, mercredi 8 novembre, que la justice ne détenait aucune preuves contre son client. Quant à Alstom, un porte-parole nous a assuré jeudi 9 novembre « n’avoir aucun commentaire à faire ».
Chez nos amis suisses, son nom est réputé. C’est le seul financier de cette envergure à avoir vu débouler chez lui, un jour de 2003, à l’heure du laitier, un bataillon de flics venus le perquisitionner. Cela ne se fait pas souvent dans la Confédération. Piégé par un indic de la police, Holenweger, propriétaire d’un discret établissement, la Tempus Bank, a d’abord été suspecté de blanchir l’argent du cartel de Medellin. L’enquête sur ces soupçons a tourné court, mais l’affaire a créé un beau désordre en Suisse. Le banquier n’est autre qu’un copain de service militaire de Christophe Blocher, le ministre de la Justice et de la police à la fibre ultranationaliste. Le procureur général de l’époque a raconté que, connaissant ses liens avec le banquier, il avait renoncé à informer Blocher, son supérieur hiérarchique, de ce dossier brûlant. Une commission d’enquête a publié un rapport insistant sur le fait que le ministre s’était immiscé dans les affaires judiciaires et avait poussé le procureur général à la démission. Scandale national ! Hormis cette affaire de présumée « caisse noire », Alstom doit faire face à d’autres soupçons dérangeants. En juillet 2007, le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire, confiée au juge Van Ruymbeke, sur des versements suspects en Zambie, un pays de 10 millions d’habitants coincé entre l’Angola, le Zimbabwe, la Tanzanie, le Congo-Kinshasa. Là-bas aussi, on achète Alstom. Là-bas aussi, le groupe français pourrait avoir « fluidifié » – hypothèse judiciaire – quelques rouages. L’enquête vise la « corruption d’agents publics étrangers » et des « abus de biens sociaux ». Probablement de vilaines insinuations que le juge se fera un plaisir de démonter.