Rencontre avec des locataires et retour sur l’utopie des Grands Ensembles à Grigny (Essonne).
En 1971, Paris chasse déjà ses pauvres. Dans ces années « glorieuses » on leur propose une « utopie », la mode est aux villes à la campagne. A Grigny les 3685 logements de la Grande Borne sont prêts à recevoir leurs premiers locataires. Les nouveaux arrivants quittent sans regret des bidonvilles du XIII arrondissement de Paris ou des cités de « transit » et « d’urgence » pour le confort moderne des immeubles trop vite construits par Bouygues. Ils vont découvrir les plaisirs des salles de bain et des toilettes individuelles.
Bientôt 40 ans ! La ville nouille a perdu ses couleurs. Certains des pionniers sont encore là. Chaque matin une généreuse bande de retraités se retrouve à « l’Association des locataires ». Monique ouvre le local. A elle de préparer le café. Rue des Herbes, avant midi, ils doivent mettre sous enveloppes un tract. L’objectif est de mobiliser les locataires contre les hausses des charges ; l’entretien des immeubles coûte cher.
Monique est une de ces primos arrivantes. Elle hésite à se confier. Les médias n’ont jamais fait de quartier aux « quartiers », elle se méfie des journalistes : « On est toujours en train de nous salir ». Sans jamais quitter la Grande Borne, elle a beaucoup bougé. « La Peupleraie » ne l’a retenue que quelques années. Ensuite elle a filé au « Patio », le « quartier bourgeois ». Les loyers trop élevés l’ont vite rappelé à sa modeste condition de femme de ménage. Elle habite maintenant au « Radar », sans jamais avoir envisagé de quitter sa ville. Elle a vu tous les flux de l’immigration passer, les Portugais, les Arabes, les familles nombreuses, elle se souvient même des matons de Fleury qui vivaient ici. « Aujourd’hui ce ne serait plus possible, les jeunes n’accepteraient pas. Elle se reprend assez vite. Mais ne racontez pas de bêtises ! A la Grande Borne y a de vraies solidarités ! Quand je rentre des courses, les petits noirs me crient : « Eh Mamie, pourquoi tu portes ça ? Et ils me portent mon cabas ». Marie, une petite dame réservée, très chic, ajoute sur une même musique : « il y a ici une solidarité que je n’ai jamais trouvé ailleurs ». Un ailleurs secret… « C’est mon histoire », dit-elle.
L’assemblée s’est arrêtée de coller les enveloppes, chacun écoutant l’autre. Annie et Alain sont arrivés en 1976, juste après leur mariage. Elle venait de quitter la « cité d’urgence » avec ses baraques au toit goudronné où sa mère les avait élevées, elle et ses sœurs. Elle se souvient des rapatriés d’Algérie qui attendaient eux aussi un logement décent. « … Le quartier avait déjà mauvaise réputation. Les fonctionnaires commençaient à partir ». « C’était trop mal desservi » ajoute son mari en ancien de la RATP.
Lidia, elle s’est posée en 1981, dans cette architecture minérale. Sa première visite l’a conquise : « Les appartements sont très grands ». Elle a élevé ses sept enfants. Elle regrette seulement l’absence de balcon. « Mais c’était très bien pour les mômes ». Emile Aillaud, l’architecte qui a dessiné le quartier, voulait réussir une « Cité des enfants » : 90 hectares sans route, sans circulation, pour que les gosses puissent jouer sans danger, 70 % des logements de plus de quatre pièces. Les familles nombreuses sont les bienvenues. « Oui mais c’est aussi un vrai problème quand ils grandissent », nous dit Lidia. Bernard reprend « C’est d’autant plus grave que l’on ne sort pas de la Grande Borne avant 14 ans ». En effet Aillaud a tout prévu, de la maternelle au collège, donc on reste ici. « On est un peu enfermés » rajoute Alain, « coincés entre l’autoroute et la nationale, c’est un peu un fort Alamo ». L’office de HLM a bien essayé de redécouper des appartements, mais c’est compliqué, les colonnes d’eau ne permettent pas de mettre en place des évacuations qui fonctionnent.
Paulette est la seule à avoir quitté le quartier pour mieux y revenir. Elle est allée vivre à Fréjus, et « est remontée à cause d’une maladie en 2000 ». « Mon fils m’a laissé son appartement. C’est un peu grand et j’aimerais bien un ascenseur. J’ai du mal à monter les escaliers. Comme je ne peux pas vivre les fenêtres fermées, je ne veux pas de rez-de-chaussée ».
Ahmed est le dernier arrivé. C’était en 1984, il s’en souvient, c’était l’année de naissance de sa première fille. Il a quitté Mayotte et terminera peut-être sa vie ici.
Demain, les sages de ce village de béton reviendront coller les dernières enveloppes. Ils espèrent encore que l’Etat viendra les aider, après tout, ils sont locataires d’une utopie, alors ?
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