Bien sûr, il existe encore, et il a des fidèles : rien ne vaut, pour exalter les arômes, un café fraîchement moulu. Mais le bruit du moulin à café s’est fait rare dans nos cuisines.
La règle est devenue l’exception, le banal est devenu sophistiqué, l’objet qui fut moderne, délaissé par la foule, survit par la piété, plus ou moins valorisée à des fins commerciales, des amateurs de choses « à l’ancienne » : en un mot comme en cent, il implique une attitude de résistance. Le retour en force des vieux légumes, des carottes violettes, des panais, des topinambours de funeste mémoire élargit la brèche ouverte par le camembert moulé à la louche, ce qui fait oublier qu’il est pasteurisé à l’européenne. Donc, pour moudre encore son café soi-même, il faut être très vieux, très conservateur, très gourmand ou très snob. Ceci s’entend pour un moulin à café électrique ; pour le moulin à main, c’est la même chose, mais en pire.
On peut considérer que nos cuisines connurent, comme l’humanité selon les anciens mythes, des âge successifs, qui tous subsistent par quelque rémanence. Il y eu d’abord l’âge du pilon, version domestique de la meule, compagnon discret du tranchoir à lard et d’autres objets médiévaux ; on en usa pour broyer grains et baies dans un mortier parfois appelé (depuis 1611, selon Robert) « égrugeoir » ; on ne s’en sert plus qu’en vacances, l’été, pour piler l’ail, les pignons et le basilic du pesto, et pour monter l’aïoli chez les fils de Félibres. Il y eut ensuite l’âge de la manivelle : verticale, elle animait les hachoirs à viande, la machine à bourrer les saucisses, et certaines râpes à fromage (des modèles géants vomissaient des lanières d’emmenthal et de la poussière de parmesan dans les épiceries) ; horizontale, elle fit tourner d’autres râpes à fromage perchées sur des pattes de libellules, des essoreuses à salade, et surtout ce fantastique moulin à légumes qui permit aux prolétaires urbains de passer finement la soupe au lieu de l’avaler bruyamment « en morceaux », comme leurs cousins de la campagne, qui de surcroît la trempaient de gros pain et la peuplaient de bouts de gras. On ne dira jamais assez combien le presse-purée inaugure, par rapport au moulin à légumes, le concept d’ « application » dont nos ordinateurs font l’usage que l’on sait.
Il y eut enfin l’ère de l’électricité, dont le moulin à café fut l’avatar premier. En quelques années, la fée électricité promena sa baguette sur tous nos appareils, fit bourdonner nos frigos, rayonna dans nos fours, écrasa le gaz de ville sous ses plaques chauffantes, ventila nos hottes privées de cheminées, transcenda nos moulinettes en foudroyant Boris Vian au passage, lava la vaisselle, et finit par agiter des ondes micoscopiques capables de réchauffer le café du matin et les plats achetés tout prêts. L’évangile de l’électricité demandait des miracles : la multiplication des prises engendra le besoin de plans de travail, et l’ancienne ordonnance du « potager », que les grosses cuisinières à bois avait déjà bousculée, ne put résister à toutes ces exigences fonctionnelles. La table cessa d’être le meuble essentiel, avec ses grands tiroirs pleins de couteaux, d’écumoires et de torchons. On la poussa de côté, on plaqua au mur des placards, on aligna, en enfilade, les machines à faire du froid, du chaud et du propre, et on planqua les fils pour préserver la magie de la chose. Ainsi naquit le métier de « cuisiniste », et le risque de s’électrocuter en montant une mayonnaise.
A l’âge de la manivelle, le moulin à café était d’une beauté mécanique telle qu’à l’âge de l’électricité, les modernes en sont encore amoureux - c’est une vedette incontestée des vide-greniers et des brocantes, une star des fermettes restaurées authentiquement pour les copains des films de Sautet. L’élégance espagnole de sa manivelle de fer forgé, le dôme coulissant que l’on ouvrait pour verser les grains odorants dans l’appareil, son corps cubique de bois patiné, son tiroir aussi finement ajusté que le bahut d’une maison de poupée, une grand-mère assise en tablier, un torchon à carreaux sur les genoux, faisant ronronner ses engrenages forgés par des fratries industrieuses nommées Peugeot ou Japy, voilà ce que l’on « chine » si amoureusement. Mais aussi, désormais, le modèle électrique, qui marqua une avancée considérable (dès 1957, paraît-il) dans la miniaturisation des moteurs et leur popularisation irréversible.
Le moulin à café électrique, le premier, convoqua tout un flux d’énergie pour trois fois rien, et il fut, en cela, dionysiaque en diable, avec son tourbillon aux effets quasi instantanés. Son design sanctionne un changement radical des formes et des matières, du cube au cylindre, du bois au plastique blanc ou vert, de l’opaque au transparent. On fait petit, on fait léger, on est en marche vers le plus simple appareil, celui qui vibre pour notre plaisir, les arts ménagers sont une annexe de la science-fiction, les journaux comptent les soucoupes volantes tandis que nos potagers se peuplent de robots. Dans la maison moderne du Mon Oncle de Tati (1960), tout est déjà d’acier et de bakélite, et l’on stérilise les oeufs à la coque sous les rampes de néon. D’autres couleurs, une autre lumière, la cuisine devient le laboratoire de nos gestes nouveaux et de nos impatiences. Un bouton à pousser, une lame qui tourne à une vitesse inimaginable, en quelques secondes, c’est fait. A condition de bien tenir le couvercle : sinon, comme les souvenirs, les grains de café partent dans tous les sens. What else ?
et l’humour bas de gamme a hélas encore de beaux jours….
La fainéantise et la publicité ont contribué au succès des dosettes. J’ai un moulin à café et une cafetière italienne dans ma cuisine et je trouve que ça a beaucoup de charme et je ne me ruine pas pour apprécier un bon café