Gilbert Comte, ancien journaliste au Monde, où il écrivait avec le même brio sur le monde africain ou la politique française, aurait pu devenir un éditorialiste omniprésent et gloser régulièrement sur les plateaux de C dans l’air ou de Mots Croisés. Au lieu de ça, il préfère écrire dans Bakchich, chaque semaine, pour dire du mal de ses ex-collègues et de leur monde creux.
Pour s’exprimer sans faute, les scrupuleux, les soucieux, les anxieux mais aussi quelques snobs recourent aux dictionnaires. Leurs doigts attentifs consultent ainsi les pages du Robert, lexique intimidant où se cachent, dit-on, quelques recettes pour écrire un bon français. À l’article bakchich il enseigne : « Introduit par Gérard de Nerval en 1846. Vient de l’arabe vulgaire : signifie pourboire, pot-de-vin, dessous de table. » Synonyme, corruption.
Aux pays des frégates de Taïwan, cette petite musique évoque bien des chansons. Chacun en fredonne quelques mesures, d’après une tambouille, embrouille, carambouille ou magouille dans son proche voisinage tous partis politiques confondus. Une manière d’être devenue commune à n’importe qui. Elle s’épanouit, gonfle en puissance à Paris comme à Washington, à Brazzaville aussi bien qu’à Lagos, à Tunis comme à Pékin. Avec Chirac, Ben Ali et quelques choristes en tête dans l’espace francophone. Sans oublier Gaza ni Tel-Aviv.
En des temps plus sévères, les historiens analysaient les phénomènes généraux de cette dimension. D’abord, ils en recherchaient les causes à travers l’ébranlement de l’Église par Luther en 1517, l’avènement de l’absolutisme avec Louis XIV, la Révolution française en 1789, la russe en 1917, etc. Pas un coup d’État ni un coup d’éclat n’échappait à leurs travaux.
Curieusement, l’apparition de l’Arnaque universelle comme principe social souverain n’intéresse toujours pas nos intellectuels. Même pas les vedettes à la BHL consacrées par de gros tirages. Se sentiraient-ils parties prenantes dans la machine avec les revenus impériaux à la Alain Minc, par exemple ? Et puis, il faut bien tenter un jour sa chance à l’Académie derrière Jean D’Ormesson, le ténor du silence, l’organe essentiel du Vide. Roulé dans les bafouillages, chacun participe selon ses moyens à la foire. Chefs de files, Chazal Claire, Borloo-Schoënberg, la sémillante Arlette Chabot, Big Sister’s 2006.
Car le « pourboire », le « pot-de-vin », le « dessous de table » du digne Robert n’empruntent pas seulement les circuits vulgaires d’un compte anonyme aux Bahamas, les méandres de Clearstream. Ils rémunèrent les services rendus parfois tout au long d’une carrière. Spécialement dans le journalisme d’apparat. Pourquoi l’ennuyeuse Christine Okrent dispose-t-elle sur France 3 d’un temps d’antenne hebdomadaire bien long pour produire une émission sotte, mortifère ?
Autre exemple des fastes de l’époque, l’heureux Noël Forgeat. polytechnicien, ingénieur des Mines, rien ne lui ferme au départ les chemins glorieux de l’Aéronautique. Pourtant, le jeune page débute dans son travail au raz des pâquerettes, comme chargé de mission dans une préfecture. En Auvergne. De là, un sûr sillon chiraquien le conduit droit au Cabinet du Premier ministre pendant la cohabitation 1986-1988 comme conseiller industriel. Il y gagne le galon suffisant pour devenir PDG d’ EADS, avec une récente vente d’actions au bon moment sur le dos de l’entreprise.
Puissant faiseur d’argent trop tôt disparu, le seigneurial Maurice Varsanno, roi du sucre à la Bourse de commerce, professait dans une conversation particulière : « La corruption, voyez-vous, il en faut un peu. Son rôle ressemble à celui de l’huile dans une machine. Elle aide les pièces à fonctionner. L’ennui avec tous ces petits voyous, c’est qu’ils en rajoutent sans arrêt. Ils finissent par noyer les moteurs dans l’immobilisation du parc automobile. »
À la même époque, Jacques Dutronc chantait : « Le monde entier est un cactus. Il importe de la savoir. » Actualisons ! De nos jours, le monde entier est un bakchich. Il nous incombe d’en parler. Parfois même de le gueuler.