La nausée. Il ne s’agit pas seulement d’un malaise mais, en la circonstance, d’une régurgitation de l’âme. Un vomissement, si vous préférez. Mais avant d’y revenir, deux mots sur W. Eugene Smith. Il est ridicule d’écrire qu’il est l’un des plus grands photographes de tous les temps, car c’est précisément vrai. Et Smith a vécu pendant deux ans, de 1971 à 1973, dans la petite ville côtière de Minamata, située dans l’île de Kyüshü, dans le sud de l’archipel japonais.
Il en a rapporté des photos uniques sur les martyrs du lieu. L’un des clichés montre Ryoko Uemura et sa fille Tomoko ensemble, dans une baignoire. La mère lave la petiote d’une dizaine d’années, qui ne le pourrait elle-même. Son corps est tordu en totalité, comme tétanisé, comme frappé par la foudre, et ses yeux implorent on ne saura jamais qui. Poignant ? Au-delà. Les habitants de Minamata ont été victimes d’une pollution au mercure sans précédent, provoquée par les rejets chimiques de l’entreprise Chisso dans la baie. Surtout les familles de pêcheurs, qui mangeaient beaucoup de poissons et de coquillages bourrés de méthylmercure.
Bien qu’oubliée, cette affaire est connue dans les grandes lignes. On savait dès 1956 que la pollution tuait hommes, femmes et enfants, démantibulant des milliers d’autres, mais les déversements ont continué jusqu’en 1966. Et voilà qu’on apprend que 2 000 victimes de Minamata vont être enfin indemnisées, après 13 000 autres. Il s’agit, le plus souvent, d’enfants nés dans les années 50 et 60 du siècle passé, dont le système neurologique est gravement atteint. Ils ont des spasmes incontrôlés, marchent difficilement, parlent d’une manière incompréhensible. En moyenne, ils recevront 17 000 euros. Les plus chanceux disposeront d’une pension mensuelle de… 140 euros. De quoi acheter quelques goûteux sushis avec poisson.
Bien entendu, l’exemple n’est pas, malgré ses apparences, japonais, mais universel. L’industrie, qui s’est emparée peu à peu de toutes les activités humaines, est par essence amorale. Elle avance, elle triture, elle jette, elle s’en fout royalement.
Pensez-vous que les victimes de l’amiante, en France, aient eu droit à un autre sort ? Au moins 35 000 prolos, chez nous, seraient morts de l’exposition à cette merde entre 1965 et 1995, et 100 000 pourraient les avoir rejoints dans la tombe d’ici à 2030. Et cela continue. Ailleurs, différemment, avec d’autres matériaux et molécules. Chaque jour, selon des chiffres officiels, un travailleur français sur dix manipule des produits cancérogènes. Et ? Et rien du tout. Car il manque un élément décisif, qu’on cherchera en vain : la révolte.