Un médecin du travail qui serait aux ordres de la productivité serait-il encore un médecin ?
Pour bien comprendre la manoeuvre, il faut expliquer l’expression « cavalier législatif ». Il s’agit d’un article de loi ou d’un amendement que des petits malins glissent dans un texte sans rapport. En général – faut-il faire un dessin ? –, le cavalier existe pour dissimuler ce qu’on ne veut pas montrer.
La réforme sur les retraites est l’objet d’un prodigieux montage, glissé début septembre dans son contenu par des mains expertes. Il concerne la médecine du travail, régie jusqu’ici par un texte de 1946, à l’époque où le souffle du combat antifasciste inspirait encore le Conseil national de la Résistance.
La loi de 1946 garantissait explicitement l’indépendance des médecins du travail, notamment par rapport aux patrons, ce qui semble élémentaire. Car un médecin du travail qui serait aux ordres de la productivité serait-il encore un médecin ?
Le « cavalier » de 2010, que je ne peux détailler ici, fait opportunément disparaître le mot « indépendance » et précise que les médecins doivent « travailler en lien avec les employeurs ». Cela ne change rien ? Cela change tout.
À l’heure où j’écris ces mots, il est impossible de savoir si cet amendement figurera ou non dans la loi définitive. Mais il est déjà possible d’en éclairer les coulisses. Elles sont remplies de malades et de morts. Le fait brutal est que le patronat n’entend pas payer la note de ses activités industrielles.
Selon l’enquête officielle Sumer, 2 370 000 salariés français – autour de 10 % de l’ensemble – étaient au contact de produits cancérogènes sur leur lieu de travail. Surtout des hommes. Surtout des ouvriers. Chacun connaît le cas de l’amiante, mais personne ou presque ne prend la mesure de l’ampleur de ce qu’il faut appeler un drame national. D’ici à 2025, soit pendant les quinze prochaines années, 10 000 à 20 000 personnes mourront chaque année, en France, d’avoir été un jour au contact de celui qu’on appelait, jadis, « the magic mineral ». Le désamiantage de la France étant impossible, pour des raisons financières impérieuses, on se contente de bricoler. Sans oser reconnaître que le poison est partout.
Et un autre spectre hante déjà le patronat : celui de la pollution chimique sur le lieu de travail. Chez Adisseo, à Commentry (Allier), on dénombre 32 cancers du rein dans un seul atelier. Le responsable est connu : il s’agit d’une molécule dite « C 5 ».
Autrement exprimé, le système industriel a besoin du mensonge pour vivre. Et il peut compter sur les parlementaires pour maintenir en place l’éteignoir.