Suite de notre reportage au Yémen, où la population consomme le qat selon un rituel social ancestral. Première production de l’agriculture yéménite et classé comme stupéfiant dans les autres pays, le qat est un puissant euphorisant qui permet d’occulter faim et fatigue ; parfait pour endormir les consciences…
Trois semaines qu’il tient. À coup de séances de jogging tous les matins, au lever du soleil, avant que la chaleur ne soit trop lourde. Histoire de bien se fatiguer et d’être sûr de pouvoir dormir au moment fatidique, après le déjeuner. Pour ne pas y penser. Abdul Hamid n’est pas peu fier. Seulement « deux fois par semaine, maximum ». Avant, ce jeune yéménite de 24 ans « qattait » tous les jours, comme ses copains de Sanaa et les membres de sa tribu originaire des montagnes autour de Sanaa. Chaque midi, il allait au marché au qat de son quartier de la capitale, chercher sa « potion magique » comme il dit malicieusement. Un petit sac, la mesure à l’unité, rempli de ces feuilles verdâtres, surtout les petites rougissantes, les meilleures, qui, bien mâchées, produisent plus vite cet effet unique qui lui manque tant, les jours « sans » : une délicieuse euphorie mêlée d’extra-lucidité, capable de faire brutalement émerger des solutions aux problèmes les plus gordiens, et surtout, cette pêche d’enfer, qui fait oublier des heures durant, la faim et la fatigue. Ah, sentir la boule grossir dans la bouche, au fur et à mesure que la joue se gonfle et que le sac se vide, faire sortir de chaque nouvelle feuille entrante, broyée par la mâchoire, sa sève acide qui se mêlera à la salive, puis au sang, ce moment tant attendu… « Deux fois par semaine ». Seulement.
Mais Abdul Hamid est motivé : il va bientôt se marier. Et au Yémen, tous les frais sont à la charge de l’époux. Entre qatter et économiser, il a fallu choisir. Avec la hausse du prix du qat, la pratique préférée du Yéménite est en passe de devenir un luxe. À 2.000 riyals en moyenne la part – environ 7 euros – la prise quotidienne de cette plante, première production agricole du pays, menace dangereusement l’équilibre du budget des ménages. Comme pour les cigarettes en France, la hausse a ses effets sur la consommation. Et les conséquences à long terme sur la santé sont de plus en plus publiquement décriées : impuissance, perte de mémoire et de dents, problèmes gastriques, cardiaques et rénaux… Réduire, donc. Arrêter ? « Autant vivre dans une grotte », résume ce député du Congrès Général du Peuple, le parti au pouvoir. « Même les membres du gouvernement organisent des sessions ministérielles officieuses de…qat », s’amuse-t-il. « cela permet de résoudre très efficacement bien des problèmes ! ».
Considéré comme une drogue hors des frontières nationales (et de celles des pays voisins de la Corne de l’Afrique), le qat est légal au Yémen et fait partie intégrante du paysage du pays – ses immenses vallées verdoyantes – comme de son relief – le profil de sa population : une protubérance caractéristique au visage, généralement la joue droite, dès le matin… Démocratique – son usage traverse toute les couches sociales – et paritaire – les femmes aussi qattent, mais entre elles – il constitue un lien social et un rituel de convivialité que personne ne se risquerait à interdire. Même le leader du très conservateur parti islamiste d’opposition Al-Islah, le Cheikh Abdel Majid Al-Zindani, lorsqu’il a créé le 15 juillet dernier un « Comité de promotion de la vertu et de prévention du vice » – sorte de police parallèle des mœurs censée lutter contre les pratiques « déviantes » menaçant la société yéménite, comme le « commerce du sexe », l’usage d’Internet ou des drogues – s’est bien gardé de mentionner le qat dans sa liste noire. Pas fou. On ne prive pas le peuple de son opium. Pas au-delà de « deux fois par semaine ».
Lire ou relire dans Bakchich :
Nous on a pas le droit de fumer parce que "Fumer Tue". On a même plus le droit de mourir (je sais la sécu tout ça). Pourquoi dénoncer une pratique ancestrale, rituelle ? Elle posait pas de problèmes avant. Le Yémen veut entrer dans l’Union Européenne peut-être.
Je me vois bien moi aller faire mon petit marché de feuilles…. rouges, vertes, tout ça.
Cher lecteur,
Merci de votre intérêt pour cet article et de votre réaction.
Vos voisins peuvent de fait trouver sur le marché une botte de qat à 1000 riyals : elle sera evidemment moins garnie et les fameuses petites feuilles rouges, qui sont les vraies "opérationnelles", dira-t-on, pour l’effet recherché, y seront beaucoup plus rares. Vous aurez en revanche plus de grandes feuilles vertes, moins efficaces - et moins bonnes. C’est un choix d’achat.
Ils peuvent aussi opter pour l’achat d’une botte du qat de Wadi Dhar, du nom de cette vallée très fertile à quelques kms de Sanaa, mais pour le coup,ce sera pour les grands jours : c’est la plus prisée, parce que considérée comme la meilleure en qualité, et c’est donc la plus chère (env 3000 riyals). C’est un autre type de choix d’achat.
J’espère avoir pu vous apporter quelques éclairages, que vous pourriez à l’occasion soumettre à l’avis de vos voisins lors d’une prochaine session de qat.
Au plaisir de vous lire.
Anne Giudicelli
Chére journaliste.
Merci de votre réponse. Mais vous laissiez entendre, du moins c’est ce que j’avais compris, que 2000 ryals était le prix "moyen" que mettait un Yéménite dans sa consommaton journalière. Je voulais juste vous dire que les Yéménites que je côtoie (assistants de fac, guides francophones, voisins de la vieille ville) ne mettaient pas ce prix là dans leur consommation régulière car ils n’en ont absolument pas les moyens. De même que j’ai du mal à reconnaître le Yémen que je connais dans votre article sur l’homosexualité yéménite. Si, comme vous dîtes elle est assez pratiquée, latente dans les relations entre hommes, c’est souvent dans la clandestiné, voire la culpabilité religieuse. Nous ne devons pas fréquenter les mêmes gens. Il existe un Yémen en dehors des sphères diplomatiques, des hôtels internationaux ou des résidences bunkérisées d’expatriés où des Yéménites peuvent acheter leur qat à 3000 YR et vivre sans complexe des relations qui peuvent leur rapporter gros. Tout celà dit, je trouve passionnants vos articles que je trouve via Rue 89. Au plaisir de vous rencontrer peut-être au détour d’une rue de la vieille ville si vous sortez de Hadda. Amicalement.