Cinquante ans après sa première présentation à Londres, la pièce de Beckett « Fin de partie », n’a pas pris une ride.
« Pourquoi vous m’avez fait ? » « Je ne pouvais pas savoir que ce serait toi ! », lui hurle son père dans un sanglot depuis sa marmite. Mouvements dans la salle… le public se marre, et se laisse kidnapper par le texte, pour devenir, peut-être, aussi cynique et cruel que lui.
Charles Berling et Dominique Pinon, acteurs de la pièce, remplissent à eux seuls le néant, dominent le dernier souffle du chaos du monde – arrivé à son terme. Le premier traînant son grand corps malade, le second s’accrochant à ses mots : il n’a plus que ça.
Deux survivants d’une époque où les hommes étaient divisés en deux clans : les rapaces et les proies. Le maître, le dernier de sa race, sur sa chaise misérable, est en train de traumatiser le dernier esclave. L’esclave ne sait plus pourquoi il reste là, à courber l’échine sous la cruauté. La cruauté le sait, elle sent sa fin. Peureuse de ne plus pouvoir s’exercer, elle demande, magnifique (sur le visage d’un aveugle), « pardon ».
Le passé est sur scène aussi, joué par deux anges venus du fond des âges. Le passé, et sa certitude de les avoir tous eus. Ils sont si vieux, mille ans peut-être… Culs-de-jatte dans leurs marmites, ils se sont aimés, ont même connu « le lac de Côme une après midi d’avril ». Ils nous parlent, ils sont de notre époque, de l’époque où la vie était là. D’ailleurs, ils ont un regard, contrairement aux deux autres.
C’est perturbant de ne pas voir le regard des acteurs. Berling, le metteur en scène, nous met au défi de regarder droit dans les yeux le dernier homme. C’est impossible.
« Rien n’est plus drôle que le malheur, les premiers temps. » C’est ce que nous dit la pièce, de profiter du malheur. Lorsque la comparaison avec le bonheur n’est plus possible, il ne reste que la mort à tenir à distance, à défaut d’avoir su retenir la vie. « Vous êtes sur terre, c’est sans remède ! ». Personne n’a le choix, c’est la première violence faite à chaque homme : l’obligation d’exister. Il existe, ce tyran, c’est absurde un tyran sans royaume. Charles Berling nous plonge dans l’attente, brute, de la fin, et pourtant un étrange optimisme fait régner son imperium sur ce temps qui s’effiloche, une dernière fois. La faute aux acteurs, extrêmement brillants tous les quatre.