Dans un spectacle qui vise l’essentiel, Peter Brook explore les corps de Samuel Beckett entre grotesque et dénuement.
Les sourires des spectateurs qui sortent des « Bouffes » ne trompent pas : on a visiblement bien ri en allant voir Fragments, le dernier spectacle de Peter Brook créé à partir de textes de Beckett.
L’auteur n’a pourtant pas la réputation d’être un grand badin, loin s’en faut. Mais c’est dans un rire grinçant dont les éclats se succèdent au rythme de chaque scène que Peter Brook traite ses Fragments. Et en anglais s’il vous plaît ! Ici, dans Fragment de théâtre, il revisite avec cynisme la vieille fable de l’aveugle et de l’unijambiste qui s’associent pour pallier leurs infirmités. Là, il met en scène une Berceuse lancinante où transparaît l’espace d’un instant, derrière le visage d’une femme (Kathryn Hunter, magnétique), « quelque chose comme le néant ». Quant au plateau, il reste minimaliste et comme traversé par trois corps : trois formidables comédiens que la lumière fait sortir tour à tour d’une nuit de l’être pour incarner ces existences chétives et dérisoires.
Pourquoi Beckett nous fait-il rire, alors ? Tout d’abord parce qu’il est comme Kafka, un grand humoriste du corps. Notamment lorsque celui-ci, mécanisé ou estropié, est le signe évident et grotesque de la misère humaine. Dans l’un des fragments, « Acte sans paroles II », un grand gaillard au teint rose (Jos Houben) et son petit acolyte chauve (Marcello Magni) retrouvent sous la direction méticuleuse de Peter Brook la parenté frappante qu’entretient le corps beckettien avec les Charlie Chaplin et autres Buster Keaton. Coïncidence ? Pas si sûr : Keaton tenait le rôle principal dans le seul film jamais écrit par Beckett en 1965, et qu’avec un sens inouï du titre, il avait intitulé Film…
En somme, le spectacle de Brook fait mouche deux fois, par son austère efficacité comme par le talent avec lequel il donne aux personnages toute leur sève comique. Sans le travers contemporain de toujours vouloir amuser, Brook et Beckett nous le rappellent : c’est sous les grands désespoirs que se cachent les rires les plus contagieux.