Chronique du livre phénomène, L’Immeube Yacoubian.
Depuis quelques mois, trônait non innocemment dans la section Maghreb-Moyen-Orient de la librairie habituelle le premier roman de l’égyptien Alaa El Aswany, L’Immeuble Yacoubian [1]. D’après un œil jeté sur la der, les critiques de la grande presse française ont encensé à l’unisson ce « véritable phénomène avec cent mille exemplaires vendus en quelques mois et un film en cours ». Force fut donc de le lire.
L’immeuble Yacoubian, rue Soliman-Pacha, au cœur du Caire contemporain, s’est vu construire à la mode européenne dans les années 30. Aujourd’hui, moins rupin qu’autrefois depuis l’Infitha [2] des années 70, s’y croisent tous azimuts les destins de pauvres et de riches de l’actuelle société égyptienne. Y’a le vieux de la vieille, Zaki Dessouki, qui habite ici depuis des lustres, fils d’un pacha déchu avec la révolution qui n’en a pas perdu les mœurs et qui, imprégné de ses voyages en Europe, vit une vie de dandy aisé, rarement les pieds sur terre, souvent la tête enfouie dans une paire de seins réconfortants. « La vie en rose », fredonne-t-il. Au pied de l’immeuble, le pauvre concierge, lui, veille au grain et sur son fils, Taha, petit prodige qui s’est mis en tête de réussir le concours d’entrée de la Police Nationale. Mais qui bien vite se cassera les dents contre la barrière des classes sociales pour finir par trouver sa rédemption dans la prédication et un islam de combat. Cette descente aux enfers n’est d’ailleurs pas sans rappeler le dernier bijou de Naghuib Mahfouz, Son Excellence [3] , dans lequel il est aussi question, dans un style bien plus subtil, de cette obstination qu’ont certains va-nu-pieds à croire que la société égyptienne peut leur permettre d’être aussi gros que le bœuf et qu’on leur donnera du « Son excellence » à force de travail assidu et pieux, quand tout se joue à coups de bakchichs et de faire-valoir.
Plus jeune, ce révolté de Taha aimait la belle Boussaïna dont la mort prématurée du père n’a laissé que le choix de ses atouts pour subvenir à ses besoins et ceux de sa famille. Hatem, fils d’un vénérable juriste égyptien et d’une Française fait partie aussi de ce bric-à-brac. C’est lui l’homosexuel passif, rédacteur en chef d’un grand journal cairote le jour, à l’affût d’une braguette complaisante la nuit. Y’a aussi le grand « manitou » du quartier, le hadj Mohammed Azzam, dealer prêt-de-ses-sous, en quête d’une place dans la sphère des dirigeants municipaux qui a offert à sa deuxième femme cachée un appartement dans le Yacoubian. Et d’autres encore, ni spécialement bons, ni spécifiquement méchants, pimentent ce chassé-croisé d’âmes seules dont les faits et gestes nous immergent dans le Caire des mezzés, mouassel, galabieh, fiqh… expressions locales décortiquées en notes de bas de page.
Avides de critiques à l’emporte-pièce et de dézingages en tout genre, s’abstenir. L’Immeuble Yacoubian prend le seul parti du roman où les personnages, même si trop volontairement aux antipodes, nous sont contés dans cette Égypte actuelle qui s’assume tant bien que mal entre un passé européen et un avenir arabe. Petit regret, les traits de caractère trop grossiers, exagérés, bruts de décoffrage, phénomènes de cirque des habitants d’un immeuble dont on pourrait se demander où se cache la femme à barbe.
[1] L’Immeuble Yacoubian, Alaa El Aswany, Actes Sud
[2] « La politique de l’Infitah ou de l’ouverture (économique) pratiquée par le président Sadate dans les années 1970 marqua le début de la lente sortie de l’Égypte du système socialiste instauré par le président Gamal Abdel Nasser au début des années 1960 […] L’Égypte s’est éloignée de l’URSS et a opéré un spectaculaire rapprochement avec les États-Unis qui ont parrainé les accords de camp David. Après l’assassinat de Sadate par des islamistes en 1981 est arrivé au pouvoir l’actuel président de la République dont le mandat a été renouvelé sans discontinuité depuis lors. »
[3] Son Excellence, Naguib Mahfouz, La bibliothèque Arabe, Actes Sud.