Ou comment le sémillant Djack Lang, alors ministre de la Culture de Tonton Mitterrand, blousa le Président quant à l’état de l’Opéra Bastille. Une histoire à méditer pour Ségolène Royal…
Les prétentieux discours sur « l’Exception française » assignent à l’adjectif « culturel » une mission sacrée : embellir, ennoblir leurs lamentations perpétuelles. En somme, du Péguy à l’envers. La politique s’y métamorphose en mystique. Alors, quoi donc de plus culturellement correct qu’un Opéra, sanctuaire où s’épanouit la « créativité », autre mot béatificateur des bavards à la mode. Et quoi de plus exceptionnellement français encore qu’un édifice de cette catégorie lorsqu’il s’enveloppe comme celui de la Bastille de filets si longs, si sales qu’ils en ressemblent presque à un pur produit de l’Art contemporain ?
S’il l’avait voulu, le facétieux D’Jack Lang n’aurait rien imaginé de mieux comme héritage pour son successeur Renaud Donnedieu de Vabres, homme de la Droite en smoking. Seulement voilà, D’Jack n’a jamais voulu le désastre. Il se borna à le couvrir, faute de mieux. La triste, idiote et si coûteuse histoire débute dès 1988 dans le désenchantement du second septennat mitterrandien. Miné maintenant par la maladie, le Président autrefois si disert, simple, affable s’enferme dans un statut pharaonique. Il ne s’approche plus qu’après de lentes reptations. Avec le conseiller « spécial » Jacques Attali, le secrétaire général de l’Élysée Jean-Louis Bianco, son ambitieuse et insatiable adjointe Michèle Gendreau-Massalou, son fils cadet Jean-Christophe incompétent notoire d’une morale douteuse, une petite camarilla veille à le couper du monde pour mieux le tenir sous influence.
Selon un trait de caractère fréquent chez les misanthropes, celui-là s’intéresse davantage aux chiens depuis qu’il se détourne des hommes. Il a aussi le goût des pierres, voudrait finir en bâtisseur. Le Bicentenaire de 1789 désormais très proche fournit le meilleur des prétextes pour construire des monuments. Le projet d’un nouvel Opéra sur l’espace où se dressait autrefois la Bastille tombe à pic. Sa réalisation exige des délais exceptionnellement rapides. « L’Exception française » défie parfois les lois de la Physique. Un an plus tard, défi tenu. Mitterrand dans la stratosphère offre son édifice à l’ébahissement de Chefs d’États venus du monde entier. On admire.
Les ennuis sérieux commencent l’année suivante. L’établissement public responsable des lieux constate des malfaçons innombrables. Des fragments de la façade tombent quelques fois par terre. Ennuyeux. Au nom de l’organisme responsable, l’avocate Me Dabenne dépose plusieurs plaintes devant le Tribunal administratif de Paris dès avril 1991. En juillet, l’instance judiciaire ordonne : « Il sera procédé d’urgence à des expertises. »
Le rapport d’un architecte des monuments nationaux, M. Lohner, dresse à son tour un bilan critique. Quoi qu’il se détache de plus en plus du monde, quelques fidèles parmi les plus sûrs avertissent Mitterrand du danger. Il prend peur. Et si après déjà tant de scandales, celui-ci salissait la seconde partie de son règne ? Ministre de la Culture, D’Jack surveilla de près les travaux. Il se sent donc en première ligne. Mais il sait aussi désormais comment se traite un Président diminué. Las de parcourir de longs dossiers, de soutenir des argumentations fatigantes, un mot expéditif suffit à le convaincre pourvu qu’il n’exige de lui aucun effort. D’Jack tranche dans le vif en une seule phrase : « Il s’avère que les inquiétudes relatives à l’immeuble de l’Opéra Bastille relèvent de l’affabulation ».
Le Chef suprême pourrait alors enjoindre à l’un de ses innombrables collaborateurs de se rendre en dix minutes d’automobile officielle jusqu’au théâtre et de juger des dégâts de ses yeux. Nul n’y songe. Dans la plus puissante république bananière du monde, n’importe quel bobard ministériel l’emporte toujours sur les preuves matérielles. Peu après, la Préfecture de Police ordonne quand même la pose de vastes filets sur l’édifice, pour une superficie de 5000 mètres carrés afin d’épargner les chutes de pierres aux passants.
De gauche comme de droite, aucun des gouvernements venus ou revenus au pouvoir depuis quinze ans n’a retiré la délicate enveloppe pour voir ce qu’elle recouvre. Des désordres architecturaux d’une parfaite insignifiance ou la découverte d’un gouffre financier ? En tout cas, personne n’imagine le Bolchoï à Moscou, Covent Garden à Londres recouvert d’un pareil vêtement. « L’Exception culturelle française » demeure. Majestueuse et invisible.