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LUTTES / CHRONIQUE DU BLÉDARD

Heure d’hiver à Meudon

vendredi 3 novembre 2006 par Akram Belkaïd
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On a beau dire que l’on se raconte des histoires, que l’on a un peu trop tendance à s’écouter, que l’on fait une obsession de la lumière et de la clarté du ciel, on sent bien que l’on y va. Oui, on y va, petit à petit, vers ces jours si courts qu’on se demandera plus tard s’ils ont existé. Ces journées maussades dont la mémoire ne retiendra qu’une toile de fond faite d’éclairages artificiels, tantôt vifs, tantôt blafards. Un implacable continuum de grisailles rarement interrompues par quelques jours de soleil radieux comme le mois de janvier sait parfois, trop rarement, en offrir. Mais qu’ont donc fait les habitants de ce pays pour mériter qu’il fasse nuit dès dix-sept heures ?

Le passage à l’heure d’hiver est censé permettre des économies d’énergie - ce qui reste à prouver - mais j’ai l’impression qu’il a plutôt des effets pervers. Certes, on gagne une heure de sommeil supplémentaire - un bonus dont l’effet ne dure que quelques jours. Mais, à l’inverse, c’est comme si l’on recevait un signal nous encourageant à rentrer dans notre coquille. « Terminés les beaux jours, finie la récréation. Au dodo, rentrez la tête dans les épaules », nous dit ce changement d’heure qui, autour de moi, n’a que très peu de partisans. Reculer le temps de soixante minutes est finalement une bêtise dont l’une des conséquences - démoralisante - est de nous signifier la fin de l’été indien.

Ce qui est aussi frappant, c’est la manière dont les Parisiens - je ne parle pas des touristes - prennent immédiatement le pli. On sort les manteaux et les écharpes alors qu’il fait encore doux. Les visages sont plus renfrognés et, même sur les terrasses des cafés des grands boulevards - où l’on a allumé les spots chauffants pour l’extérieur -, le cœur n’y est vraiment plus. A défaut de pouvoir dire non à l’hiver, voici mon slogan - qui n’a rien à voir avec la campagne électorale (quoique) : Non à l’heure d’hiver qui fait que les parcs ferment à dix-huit heures au grand dam de ceux qui courent le soir !

C’est d’ailleurs la fin du jour au parc de l’observatoire de Meudon, un balcon qui donne sur Paris, là-bas au sud-ouest, à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Le temps est lourd, humide et l’on sent, on la voit presque, l’eau perler sur la ville observée à partir de ce promontoire d’où s’élevaient jadis les montgolfières. Malgré l’ouate sale qui recouvre la capitale, on distingue à gauche la tour Eiffel, celles, plus lointaines, de la Défense, et, plus proches, celles de Montparnasse et du Chinatown parisien. Ce n’est pas à proprement parler une vraie « ligne de ciel », cette fameuse « sky line » qu’on évoque à propos de New York, Londres ou même de Dubaï. De nos jours, c’est rare une cité avec si peu de gratte-ciels mais il paraît que cela va changer ou, du moins, c’est ce que promet le maire.

Accoudé à la rambarde en pierre, les narines saturées d’odeur de terre mouillée, je prends plaisir à regarder la ville et ses milliers de points jaunes. C’est une succession « d’instants décisifs » qui me font regretter d’avoir oublié mon appareil photo. Regrets vite dissipés car pour happer ces images de clair-obscur urbain, il faut nécessairement un talent et une technique que je n’ai pas. La contemplation me suffit même si je reconnais avec regret qu’elle n’est, souvent, qu’une longue suite de photographies perdues.

Jury populaires, dictature du prolétariat et magicien

Deux petites filles blondes slaloment entre les marronniers en traînant leurs bottes en caoutchouc dans l’épais tapis de feuilles mortes. Elles se disputent. « C’est pas vrai, ton père n’est pas magicien ! Il travaille dans un bureau comme le mien », dit la seconde en essayant de rattraper la première. « Il travaille dans un bureau, mais la nuit il est magicien », proteste celle-ci sans se retourner. « Il change les pierres en caramels », ajoute-t-elle. « Menteuse ! », hurle l’autre avec rage. Alors, la poursuivie s’arrête et se retourne. « Chui pas une menteuse, gronde-t-elle. Et puis, c’est pas vrai que c’est la souris qui t’a mis une pièce sous l’oreiller. Moi, ma maman, elle garde mes dents qui tombent dans une boîte. Elle me l’a dit parce que je ne suis plus un bébé comme toi. » L’autre s’arrête aussi, le visage blême. « Tu mens ! », crie-t-elle encore.

J’imagine la suite. Dans quelques minutes, la plus éveillée - ou la déjà moins rêveuse même si elle croit encore aux magiciens - va asséner la vérité qui foudroie, celle qui fait sortir les enfants de l’innocence malgré tous les efforts des parents pour sauver les apparences et établir un périmètre de sécurité vis-à-vis du monde extérieur : « Et même que le Père Noël, c’est comme la souris. Il n’existe pas. C’est tes parents qui vont acheter les cadeaux. T’es qu’un bébé ! ». Drame et pleurs annoncés…

Des trois adultes - deux hommes, une femme - qui suivent en gardant un œil distrait sur les fillettes, j’ai du mal à deviner qui est magicien même à temps partiel. Ils marchent lentement en faisant crisser les feuilles sous leurs pieds.

« - Ils vont perdre à se donner en spectacle comme ça. C’est du tout ‘bénéf’ pour la droite. Ces primaires, ça ne rime à rien et je suis sûre que ça va laisser des traces, dit la femme.

- Je ne suis pas d’accord, répond celui qui lui tient la main. C’est ça la démocratie. Ça vaut mieux que d’avoir un candidat qui a verrouillé son parti comme en Afrique.

- Les jurys populaires et la dictature du prolétariat, c’est kif-kif bourricot. Vraiment, n’importe quoi, insiste la femme.

- Dis donc, mais comment tu parles ! s’exclame le troisième en riant. T’es sûre que t’as fait Nanterre ? »

Mon regard croise le sien. « La politique, c’est pas évident », dit-il encore comme s’il s’adressait à moi. Peut-être, mais ce n’est pas cela qui m’intéresse. J’ai envie de profiter de ce lien fragile qui vient de s’établir - de cette complicité fugitive comme il peut en naître dans les villes dont les habitants, malgré tout, n’ont pas perdu l’habitude de se parler - pour lui demander s’il est vraiment magicien et s’il n’a pas un truc pour nous transporter d’un bond au mois d’avril. Mais j’y renonce. De toutes les façons, la nuit s’est définitivement installée. Le parc était splendide entre chien et loup, il devient inquiétant dans l’obscurité. C’est l’heure de rentrer même si les photographies de nuit, même virtuelles, restent les plus belles.


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