L’heure est au bilan, et il est sévère pour Jacques Chirac. Dans un excellent livre, Chirac d’Arabie, Eric Aeschimann et Christophe Boltanski, journalistes à Libération, nous livrent le portrait d’un chef d’Etat dont l’ambivalence aura largement contribué à l’échec de sa grande politique arabe
On y est. Chirac s’en va dans quelques mois et laisse une politique arabe en miettes, un chantier que son successeur va devoir reconstruire. Fasciné par l’Orient, le grand opposant à la guerre en Irak est aussi celui qui donnait du « mon ami personnel » à Saddam Hussein en 1974, celui dont le parti politique était largement financé par des valises irakiennes, saoudiennes, qataries ou marocaines. Le même homme se vante de sa grande connaissance du monde arabe alors même qu’il n’en a qu’une image déformée : cérémonies traditionnelles sous les tentes bédouines d’Arabie Saoudite ou vacances aux frais de la princesse dans le luxueux palace de Mme Bennis à Taroudant, au sud du Maroc. Entre docteur Chirac, toujours prêt à défendre les opprimés et Sidi Chirac, grand copain des chefs d’Etats Arabe, il y a sa fameuse excuse, sa fameuse carte du relativisme : « les dirigeants arabes ont parfois des méthodes qui ne sont pas les nôtres. Mais je me refuse à juger les régimes politiques à l’aune de nos traditions, au nom de je ne sais quel ethnocentrisme ».
Le Chi d’opérette ne manque pourtant pas d’allure. À la sécurité israélienne un peu trop zélée qui repousse la foule, il balance un « do you want me to go back to my plane » qui passera en boucle sur toutes les télés arabes. Il passe pour le sauveur, pour celui qui fera enfin entendre la voix du monde arabe. C’est trop attendre de Chirac. En juillet 2005, quand il rencontre Sharon, il ne souffle pas mot des colonies en Cisjordanie mais est intarissable sur… les vaches limousines.
Chirac, parce qu’il n’aime pas l’Europe - il s’emmerde royalement à Rome et supporte mal les sommets européens- est tout entier tourné vers l’Orient. Quand il parle des Chinois ou des Inuits, c’est avec sincérité. Mais le Corrézo-tiers-mondiste est aussi capable de balancer des énormités en public : « au milieu des années 80, de retour d’un voyage de Guyane où il a visité le bagne de l’île du Diable, il demande tout à trac à un groupe de personnalités juives qu’il reçoit : mais au fait de quoi accusait-on le capitaine Dreyfus ? » C’est avec la même ingénuité qu’il fait remarquer au cours d’un dîner officiel avec Ariel Sharon que si les Juifs ne mangent pas de viande, c’est parce que la viande n’est pas aliment casher…
Sidi Jacques, c’est aussi l’orgueil forcené d’une France éternelle. Il se rêvait De Gaulle, il aura réussi la prouesse de se mettre à dos juifs, arabes, islamistes et américains. Le monde arabe, pour Chirac, c’est le « cercle des amis disparus ». Son large réseau de copains chefs d’Etats se défait à mesure qu’ils meurent : Hussein, Hassan II, Hafez el Assad, Ariri, les cheikhs Zayed et Fahd, Arafat. Sidi Chirac croyait pouvoir renouer des liens aussi forts avec les héritiers. Mais son fameux « j’ai bien connu votre père », déjà tenté avec G.W Bush, agace les jeunes rois tout à leur récent tropisme américain… L’échec est total : « Docteur Chirac n’a jamais soigné aucun des nombreux maux dont souffre le monde arabe. Il a conquis le pouvoir d’agir et puis n’a rien fait »
Avez-vous rencontré des difficultés pour la rédaction de cet ouvrage ?
Non. On n’est pas particulièrement allé à la recherche des loups… On a travaillé en recherchant une cohérence dans l’action diplomatique de Chirac par rapport au monde arabe. Si on avait travaillé sur tel ou tel pays ; la Syrie, l’Arabie Saoudite, l’Irak ; ça aurait sans doute été plus sensible.
La politique arabe de Chirac aura finalement été une politique de l’échec. Que va-t-il en rester ?
Rien. Le problème avec Chirac, c’est qu’il a essayé d’être l’ami de tout le monde. L’ami inconditionnel des Syriens, des Libanais, des Marocains… L’ami de beaucoup de populations en difficulté. Alors oui, c’est bien. Mais le problème, c’est qu’il a trop promis aux Arabes. Il a soulevé beaucoup d’espoir chez ses interlocuteurs et il a déçu. II a trop zigzagué. Un coup, il s’aligne sur les Américains après avoir été leur grand opposant dans l’affaire irakienne et récemment, en juillet 2006, sur le Liban, il change à nouveau de direction. S’il fallait retenir quelque chose de sa politique, c’est qu’il a fait entendre la voix du monde arabe sur plusieurs questions. Mais ça ne suffit pas sur la durée ; il faut une politique plus élaborée.
Vous émettez une sorte d’hypothèse « freudo-diplomatique » pour expliquer la politique arabe de la France…
On part d’un constat simple. L’Algérie, c’est le monde arabe le plus proche de la France, sur tous les plans. C’est bien plus important que l’Arabie Saoudite ou la Palestine. L’Algérie, c’est quand même le plus grand nombre d’immigrés, c’est le pétrole de l’autre côté de la Méditerranée et c’est toute l’histoire française. Et paradoxalement, dans la grande politique arabe de Chirac, il n’y a pas de place pour l’Algérie. En 1995, Chirac écarte l’Algérie de ses ambitions dans le monde arabe. Avant l’élection de Bouteflika, il n’y avait même pas de semblant de relations entre les deux pays. Chirac ne voulait pas se mêler des affaires algériennes en raison du système instable et dangereux qui y régnait. Il en allait alors de la sécurité de la France. Il faut quand même se souvenir de l’assassinat de l’archevêque… Les orientalistes expliquent que dans la tradition française, on a toujours géré de la même façon le Levant et le Maghreb. Ce qui se passait au Liban avait des implications au Maroc, avoir telle action en Syrie soulevait des choses en Algérie… L’envoi d’un signal dans un pays n’est pas anodin envers les autres. C’est exactement ce qu’a fait Chirac : les allées et venues de Charrette, son coup de gueule à Jérusalem sont autant de signaux forts destinés à la rue algérienne. Il savait que ça ne pouvait pas ne pas avoir d’effet sur l’opinion publique.
Dans le Nouvel Obs., Hubert Védrine vous accuse d’être allé un peu loin, dans une quasi-caricature de la politique arabe de Chirac.
Mais on ne retire rien ! Je n’ai pas le sentiment d’avoir été si sévère. La politique arabe en France a des enjeux importants, indispensables. La France a un rôle à jouer dans le processus arabo-israelien… Alors la question que pose notre livre, c’est celle de l’efficacité de la politique arabe de Chirac. Or, elle se distingue surtout par des coups d’éclats pas toujours maîtrisés qui brouillent les messages. On a deux exemples typiques de la politique chiraquienne. Le premier, c’est Chirac qui se découvre pro palestinien sur le tard. Et le voilà dans la vieille ville de Jérusalem. C’est le fameux coup de gueule qui lui vaudra la sympathie de tout le monde arabe. En 2004, il reçoit Ariel Sharon et ils discutent…agriculture ! Il ne lui parle même pas des colonies. Tout ça pour ça. Il s’est retrouvé à être obligé de s’écraser devant Sharon parce qu’il était allé trop loin dans son engagement pro palestinien. On l’avait même accusé d’antisémitisme. Avec Mitterrand, les choses étaient différentes. Plus respectueux et moins dans l’emballement, il avait réussi à adopter une stratégie au moins plus régulière sur ce conflit. Le deuxième exemple, c’est la grande mise en scène de Chirac, avec discours et grande tournée africaine, au moment de son opposition à la guerre en Irak. Il en a beaucoup trop fait, comme d’habitude, et a donné, du coup, un angle d’attaque à ses adversaires. On en vient à se demander quel intérêt la France a tiré de ce coup d’éclat. Aucun. La politique arabe de la France doit perdre en en tonitruance pour être plus efficace, pour reconstruire sa crédibilité et aider à la paix.
Chirac d’Arabie par Eric Aeschimann et Christophe Boltanski. Grasset
Ce bouqui est passinonant !
Un vrai must, et documenté par surcroît/…même si les auteurs me semblent plus sévères qu’ils ne veulent bien le dire.
A noter un débat qui s’annonce prometteur entre Christophe Boltanski, Denis Bauchardn Alexandre Adler, Alexandre del Valle samedi 9 décembre à l’Assemblée Nationale : http://www.afidora.com/colloque.html
J’ai hâte de voir Bauchard, M. Quai d’Orsay, se faire moucher par ce jeunot de Boltanski…