Si les archives nationales, aux yeux des historiens, journalistes fouineurs et autres chercheurs, n’ont pas pas de prix, administrations et affidés se chargent de le fixer pour eux. On comprend pourquoi ce sont les Occidentaux qui, si souvent, écrivent l’Histoire camerounaise.
Presque chaque matin, Antoine se pointe, cartable au poing, aux Archives Nationales de Yaoundé. Et presque chaque matin, il attend que la porte s’ouvre, avec deux heures de retard. Antoine, quarante ans, connaît les lieux comme sa poche. Les dossiers crasseux, entreposés en vrac sur le bords des étagères, qui vomissent les pages jaunies de l’histoire du pays. Les fiches cartonnées, mal classées dans leurs casiers déglingués, que ses mains expertes ont parcouru mille fois pour retrouver les « cotes » de précieux documents. Et le ronflement sonore des fonctionnaires qui terminent imperturbablement leur nuit sur leur bureau mal rangé…
Là où beaucoup se seraient depuis longtemps découragés, Antoine revient donc à l’assaut chaque matin, dans l’espoir de comprendre un jour les pans trop occultés de l’histoire du Cameroun. Tel un minutieux collectionneur, il tente depuis des années de reconstituer pièce par pièce, document par document, le puzzle historique que d’autres ont soigneusement éparpillé. Et c’est avec la même minutie qu’il raconte ses fouilles archivistiques.
Sa grande hantise, quand il a repéré une archive importante, c’est de voir les conservateurs revenir de leur expédition dans la réserve les bras ballants et la bouche en cœur : « dossier non classé ! ». Une formule magique qui permet aux fonctionnaires sous payés de ne pas trop se fatiguer… et de demander aux chercheurs d’« être gentils ». Être gentil ?
« Ça veut dire graisser la patte !, décrypte Antoine, presque blasé. Il y a bien des affiches qui indiquent clairement que la corruption n’est pas admise aux Archives, mais en réalité il faut toujours mettre les moyens pour atteindre ce que vous voulez [1]. Vous avez le choix : soit vous saignez, soit vous échouez ». Depuis qu’il a commencé ses recherches, Antoine a « saigné » abondamment et une part substantielle de son maigre [2] salaire de prof’ est passée dans les photocopies et les inévitables dessous-de-table .
Il faut donc être riche, au Cameroun, si l’on a la prétention de faire de l’Histoire. Et ce n’est pas sans jalousie que les chercheurs locaux voient débarquer, de temps à autres, leurs homologues européens ou américains qui acceptent sans broncher de passer à la caisse. « J’ai par exemple connu un chercheur, basé en Europe, qui a payé un téléphone à un fonctionnaire des Archives pour qu’il fasse les recherches à sa place, témoigne Antoine. Le type lui envoyait l’argent et [le fonctionnaire] lui expédiait les photocopies ! Le chercheur venait ici tous les trois mois, pour recouper quelques informations, et puis il rentrait… »
Dans ce contexte de concurrence (déloyale), les enchères montent rapidement quand il est question d’archives sensibles. Et lorsqu’un chercheur patient profite du bordel ambiant pour débusquer une pépite, il n’est pas rare que celle-ci « disparaisse » aussi sec. « Dossier non classé ! » : manifestement, les archivistes connaissent d’instinct le prix de la rareté et savent efficacement le maintenir élevé dans l’attente d’un riche et « gentil » visiteur. Tout ceci, ajoute Antoine, sans compter les hauts-gradés du régime qui, sous prétexte du « maintien de la Paix » [3] , font discrètement main basse sur les documents « susceptibles de réveiller des ressentiments dans la population ». Et si, malgré tout, vous parvenez à photocopier de trop précieux dossiers, attendez-vous à voir passer chez vous de mystérieux cambrioleurs qui sauront vous faire passer l’envie de trop chercher… (À suivre)
[1] Constat qu’on peut appliquer à la quasi intégralité des services « publics » camerounais
[2] Raisonnable il y a une vingtaine d’années, le salaire des fonctionnaires (enseignants, archivistes, etc.) a été coupé de 70% au début des années 1990
[3] Le sempiternel mot d’ordre du pouvoir, depuis l’Indépendance en 1960