Depuis sa fondation à l’automne 1944, Le Monde se situe au centre-gauche dans les habitudes intellectuelles générales. Quiconque le fréquenta de l’intérieur connaît les limites du classement. « Je ne suis pas de gauche ! », protestait justement son premier patron, le formidable Hubert Beuve-Méry, au cours d’une conversation familière avec un ami. Parmi ses collaborateurs, les sentiments les plus répandus ne favorisaient tout de même pas la conservation. À certains moments, les grands éditoriaux non plus.
Dans l’ensemble, les rédacteurs se rejoignaient autour de l’héritage démocrate-chrétien, avec une vive répulsion envers l’Argent. Du Péguy en plein XXe siècle. Avec aussi la transposition plus discrète du christianisme social des légitimistes, où l’Esprit devait forcément l’emporter sur le Capital. En septembre, l’arrivée d’Alain Minc à la présidence du conseil de surveillance du journal y amorça, selon le jargon à la mode, une véritable « révolution culturelle ». Dans un meilleur français, pareil évènement s’appelle tout aussi bien une trahison.
Ancien directeur financier de Saint-Gobain, ancien PDG d’Air Industrie, de Cocherie et Bourdin, le personnage s’ébroue essentiellement dans les affaires. Énarque, major de sa promotion, il sort aussi des Mines. Un mélange d’administratif et de technique assez impressionnant. Sans doute le recrutement si français des élites par examens propulse-t-il chaque année vers des fonctions considérables des bêtes à concours d’une intelligence, voire d’une morale, fort inférieures à la moyenne et à leur tâche. Trop d’échecs et de procès retentissants le démontrent. Parmi les notables impliqués depuis un quart de siècle dans des scandales de toutes espèces, beaucoup, beaucoup trop sortent des grandes écoles. Une liste exhaustive des condamnations fournirait aux sociologues des indices précieux sur un système universitaire où la morale ne tient plus aucune place. Un sujet tabou respecté par tous les journaux.
Dans sa profession, Alain Minc vit quotidiennement parmi des vautours. Mais il se flatte d’appartenir à la beaucoup plus noble catégorie des penseurs. Alors, mois après mois, il théorise en tous sens à longueur d’années. En ce moment, avec une biographie de Keynes. Précédé en d’autres temps par un célèbre Spinoza. Comme il avait la tête à la bourse, le cœur dans les fluctuations bancaires, des spécialistes et des juges flairèrent un plagiat. Quand même beaucoup moins grave, comme pour d’autres, qu’un trafic d’armes avec l’Angola. Aussi, pas de quoi fouetter un chat. Dans notre indulgente époque, Alain demeure donc une autorité intellectuelle. Périls de l’ubiquité quand même. Zidane ne prétend pas interpréter du Mozart à Salzbourg. Minc, lui, s’y risquerait bien. Avant tout, il a le goût des défis. Aussi annonce-t-il sans beaucoup de vergogne son ralliement à Sarkozy.
Ce choix ouvre avec l’héritage d’Hubert Beuve-Méry la rupture définitive, sans aucun retour possible vers un passé prestigieux. Même si la sagesse conseille de ne jamais prêter ses propres sentiments à un mort, qui donc imagine le fondateur du Monde avec l’inquiétant, le bouillonnant maire de Neuilly ? Dans cet univers de galopins où chacun se tutoie, s’appelle par son prénom au collège, ou selon les mœurs américaines, Alain pouvait accorder discrètement son suffrage à Nicolas. Rien ne l’obligeait à rendre sa décision publique. Elle heurte beaucoup des collaborateurs du journal où il détient de si grands pouvoirs. Le respect de l’entreprise l’astreignait même pour le moins au fameux devoir de réserve. Hé bien, non ! Il s’impose. Il bouscule. Quelque part, il brutalise presque toute la maison.
En juillet 2001, dix mois avant la présidentielle de l’année suivante, son esprit si vif lui ménage déjà une Révélation de type électoral. Un « personnage peu banal de la scène française » vient de lui apparaître avoue-t-il, hardi, conquérant porteur d’immenses promesses. Car pour lui, la France n’est pas un pays mais une « scène », lieu assurément providentiel pour les héros de théâtre. Saisi d’admiration, avec aussi cette connivence naturelle entre grands artistes, il lui consacre un dithyrambe qu’il faut reproduire à l’intégral pour mesurer les dégâts du manque de mesure dans certaines cervelles.
« Messier est un clone de Tony Blair. Il a inventé, dans la vie économique, la "troisième voie", comme le Premier ministre britannique en politique : il a revitalisé la vieille Compagnie générale des Eaux comme l’autre l’ancien parti travailliste ; il a inventé Vivendi comme son Alter Ego anglais le nouveau Labour ; il pratique le même type de dialogue avec l’opinion publique, fait de naturel et de sophistication, de liberté et d’habilité. Ce sont les chefs de troisième type, ceux qu’attendent une démocratie d’opinion et société médiatique ». Ce merveilleux Messier se prénomme Jean-Marie, comme celui du Monde, Colombani. Sa carbonisation judiciaire en plein vol l’empêcha de se hisser là où notre Minc espérait le voir : à la présidentielle de 2002, entre Chirac et Jospin.
Relisez mot à mot l’extravagant éloge qu’en imagine son thuriféraire. Quand le savantisme, spinozatissime et keynesissime Inspecteur des finances Alain Minc prétend l’imposer en maître sur « la scène française », le bougre s’asphyxie déjà dans l’une des plus grandes catastrophes boursières de l’Histoire. Elle monte, elle l’enveloppe, elle dévore déjà les contours de sa silhouette joyeuse, rebondie, mais le grave Président du Conseil de Surveillance du Monde ne voit rien, toujours victime dans ses profondeurs d’un tempérament impulsif.
Avec Sarko, sur ce point, les deux font la paire. Au lieu d’y tomber, le couple s’envole vers les gouffres béants, victime d’un cas de bêtise, d’amour et d’orgueil foudroyant.
Bonjour
Je me permet de faire remarquer que les grandes écoles ne font pas partie de ce que l’on peut appeler le "système universitaire", et qu’il n’y a, parmi les dirigeants de grandes entreprise, que fort peu d’universitaires (si même il y en a…)
Dans "La suite dans les idées", une émission de France Culture, Laurent Mauduit qui a écrit un livre sur Alain Minc ("Petits conseils" Stock - mars 2007) fait une analyse, "rare" dans les médias publics, des dysfonctionnements du système politique et économique en France :
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/suite_idees/