Dans un article consacré aux statistiques ethniques, la journaliste du Monde Laetitia Van Eeckhout fait preuve de militantisme plus que de rigueur journalistique.
Dans son édition datée du samedi 6 février, Le Monde titrait à la Une : « Un rapport consensuel sur les statistiques ethniques », en tête d’un long article de Laetitia Van Eeckhout consacré au rapport du comité pour la mesure de la diversité et de l’évaluation des discriminations. La teneur de cet article pose question quant à la capacité de ce grand quotidien à rendre compte des faits de façon professionnelle, tant il paraît relever davantage du caractère militant d’une partisane des statistiques ethniques que d’un travail journalistique approfondi. Il est partiel et lacunaire, voire partial. Il serait mal venu d’attribuer ces lacunes à une méconnaissance du sujet, puisque Laetitia Van Eeckhout suit ce dossier depuis plusieurs années. L’impression d’instrumentalisation du journal n’en est que plus forte.
De fait, cet article n’est qu’une longue synthèse du rapport remis par M. François Héran, partisan déclaré des statistiques ethniques. Il ne rend pas compte des débats toujours présents sur la pertinence scientifique des outils proposés par le rapport, de leur possibilité juridique et l’opportunité politique de les mettre en œuvre.
Au contraire, l’article de Laetitia Van Eeckhout tend à laisser accroire que ces débats relèvent désormais du passé et, comme le titre le résume, qu’un « consensus » aurait été atteint. Or les réactions à la sortie du rapport sont loin de faire l’unanimité. Le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), la Ligue des Droits de l’Homme, SOS Racisme, comme la CGT ont rejeté ses conclusions. Les députés socialistes ont également émis des réserves sur certaines propositions, notamment l’assignation à une origine dans le recensement. De son côté, la position de la commission alternative sur les « statistiques ethniques » et les discriminations (CARSED) rappelle que l’unanimité de la communauté scientifique souhaitée par le président de la République dans son discours de Palaiseau, est loin d’exister.
Au sein même du Comedd, aucun consensus n’a été atteint. Laetitia Van Eeckhout connaît suffisamment plusieurs de ses membres pour avoir été en mesure de le savoir. D’autres médias ont d’ailleurs évoqué l’existence de divergences et, de fait, les conclusions du rapport présenté, bouclées à la dernière minute, n’ont pas été validées formellement par l’ensemble des membres du comité, voire même publiquement contestées (la Ligue des Droits de l‘Homme et la CGT étaient institutionnellement représentées dans le comité). Divergences que le rapport se garde également bien de mentionner en ouverture, illustrant l’honnêteté intellectuelle de ses rédacteurs.
Je passe rapidement sur le fait, qu’il aurait aussi été intéressant de rappeler, que par sa composition même, les initiateurs du comité n’ont pas cherché à refléter la pluralité des points de vue, notamment dans la sphère scientifique. Ils ont, au contraire choisi essentiellement des personnes qui s’étaient déjà prononcées en faveur de statistiques ethniques, à commencer par son président, François Héran, et Patrick Simon, rapporteur. D’où, d’ailleurs, face à une manœuvre aussi grossière, la création de la CARSED, regroupant des chercheurs de diverses disciplines, dont Hervé Lebras, Gwenaele Calvez, Serge Slama, etc., dont les compétences et la légitimité ne sont pas moins fortes que celles des chercheurs membres du Comedd. Il aurait journalistiquement utile et intéressant que Laetitia Van Eeckhout interroge l‘un ou l‘autre, ou d’autres chercheurs jusqu’alors critiques, sur les conclusions du Comedd.
Il est aussi journalistiquement surprenant qu’écrivant sur un rapport sensé aider à lutter contre les discriminations, Laetitia Van Eeckhout n’ait pas jugé opportun de recueillir le point de vue des grandes associations luttant au quotidien contre les discriminations, comme le MRAP, la LICRA, SOS Racisme.
A dire vrai, cette attitude de Laetitia Van Eeckhout n’est pas réellement une surprise. Il y a avait eu des précédents, notamment fin 2007, après la censure de l’article 63 de la loi relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile, qui voulait autoriser les statistiques « de la diversité ». Sans que cela soit crucial dans la motivation de sa décision, le Conseil constitutionnel avait pris la peine de préciser dans le considérant 29 que : « Si les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race ».
Aussitôt, Laetitia Van Eeckhout avait fait une grande place dans les colonnes du Monde au « désarroi » des chercheurs et à l’inquiétude du futur président du Comedd, François Héran, notamment quant à l’impact de cette décision sur « la notoriété internationale des chercheurs français ». Or, un bon journaliste connaisseur du dossier aurait pu faire part de sa propre perplexité face à ce désarroi. Car le Conseil constitutionnel, dans son explication, n’avait fait que prendre au mot les initiateurs de l’amendement censuré et les conclusions d’une réflexion lancée par la CNIL quelques mois plus tôt. .
Même s’ils avaient malencontreusement oublié de l’écrire dans leur texte, les parlementaires soutenant l’amendement avaient explicitement affirmé en commission qu’il ne s’agissait d’autoriser que la collecte d’informations objectives. M. Sébastien Huyghe avait expliqué que l’amendement ne prévoyait pas de recueil de données sur l’origine raciale et ne remettait pas en cause le fait que la notion de race n’avait pas de fondement scientifique. Le rapporteur avait aussi précisé que "les éléments demandés se limiteront au patronyme, au lieu de naissance et au pays de naissance des parents." Quant à la CNIL, qui avait conduit une très large consultation sur la mesure de la diversité entre fin 2006 et début 2007, sa deuxième recommandation était d’ « utiliser les données objectives relatives à l’ascendance des personnes (nationalité et/ou lieu de naissance des parents) dans les enquêtes pour mesurer la diversité ». Elle recommandait alors d’en réserver l’usage à des enquêtes statistiques et de ne pas les adosser à des fichiers de gestion. Ces recommandations semblent désormais bien loin.
Il est aussi étonnant de voir Laetitia Van Eeckhout, dans son article du samedi 6 février 2010, endosser sans recul l’interprétation que font les partisans des statistiques ethniques, dont le président du Comedd, de la décision du conseil Constitutionnel, sans évoquer un seul instant le fait que cette interprétation n’est pas partagée par tous. Pour les racialistes, qui feignent de ne pas distinguer entre une règle générale et une interdiction explicite d’un usage particulier, les statistiques ethniques ne seraient pas interdites pour les études sur la diversité et les discriminations. Pourtant, pour quiconque sait lire le français, la décision du Conseil constitutionnel est très claire. Pour le comprendre, il suffit de se rappeler que la loi Informatique et Libertés ne s’applique pas en regardant seulement la nature des informations collectées. Elle s’applique aussi en tenant compte des objectifs de la collecte, de sa finalité. Par exemple, demander l’orientation sexuelle d’une personne dans une enquête de la statistique publique centrée sur les comportements sexuels des Français a du sens. C’est possible et cela a été fait. Il n’en va pas forcément de même pour le recensement.
De même, la décision du Conseil constitutionnel ne rejette pas dans l’absolu la collecte d’informations ethno raciales subjectives comme la couleur de peau ou le ressenti d’appartenance. Elle ne la rejette explicitement que pour une finalité précise : la collecte d’informations, ayant pour but « la mesure de la diversité, de l’intégration et des discriminations ». En revanche, le Conseil constitutionnel n’interdit pas de collecter la couleur de peau dans des enquêtes ayant d’autres objectifs et pour lesquels cette information serait pertinente, par exemple pour des études médicales de maladies où la pigmentation de la peau jouerait un rôle. Il en est de même pour le ressenti d’appartenance. C’est une information subjective donc prohibée pour des enquêtes portant sur la mesure de la diversité mais sa collecte n’est pas explicitement interdite pour une enquête qui porterait sur la façon dont les personnes définissent leur identité ou celle des autres. Voilà comment peut aussi s’interpréter le commentaire des Cahiers du Conseil Constitutionnel, qui évoque le « ressenti d’appartenance » et sert de nouveau viatique aux racialistes.
Dans ce contexte, l’attitude de Laetitia Van Eeckhout apparaît clairement davantage militante que journalistique. Elle vient rappeler que les partisans des statistiques ethniques essaient de faire avancer leur cause davantage par un lobbying intense et les manœuvres de coulisses, que par la transparence de leurs objectifs réels et la constance de leur argumentation. C’est dire s’il faut prendre avec prudence leurs proclamations de bonnes intentions.
Début 2007, alors même que la CNIL venait de conclure ses débats en recommandant que les études sur la diversité des « origines » s’appuient sur des critères objectifs (pays de naissance, nationalité, François Héran et Patrick Simon tentaient d’imposer une question de la couleur de peau dans une grande enquête publique. Après avoir parlé de « minorités visibles » et de refus du communautarisme pendant des mois, ils nous parlent désormais de « ressenti d’appartenance ». Tout en proclamant leur refus du fichage et leur souci de la confidentialité des informations sur l’origine, leur rapport demandent à l’Insee de relâcher ses règles de diffusion, pourtant mises en place pour garantir l’anonymat des personnes interrogées. Toutes les approximations juridiques, toutes les impostures scientifiques, tous les flottements théoriques, toutes les libertés avec la réalité des faits sont permi:s pour les racialistes tant qu‘ils n‘auront pas atteint leur but : trier les « Noirs », les « Arabes » et les « Blancs ».
Navré pour l’auteur, mais il tombe exactement dans les travers qu’il prétend dénoncer en terme de journalisme militant. L’emphase et les expressions grossies en font une tribune d’opinion bien plus qu’une mise en perspective. On a bien compris que pour Stéphane Jugnot, les partisans de ces statistiques ethniques ont quelque sombre intention, et "il faut prendre avec prudence leur proclamation de bonnes intentions".
Quant au MRAP, à la LDH, au PS, apportent-ils vraiment la garantie d’échapper au prisme partisan ?