Pascal Fioretto, journaliste, chroniqueur et scénariste, récidive dans la pastiche avec "L’Elégance du Maigrichon". Extrait choisi.
Philippe Sollers, Le Divin Moi Doute pcc Pascal Fioretto
*
Au commencement, l’origine. La femme. Ren-contrée au cours d’un séminaire sur Paradise, en-core un de vos livres qui n’est pas près de vieillir (700 ans d’avance, au bas mot). En cause, la coiffure (interminable ; impeccable-ment démêlée), les yeux, le pied sous la table ronde. En effet, le frisson, l’emboîtement miraculeux des corps, l’invitation chez elle. Passage à l’acte, donc, derrière un rayonnage, chez les Grecs, forcément. Homère si possible. Cyclope, si tu nous regardes… Il faudra, un jour, publier les actes des couloirs des colloques. C’est là que tout arrive : dans le mé-ta, le deuxième ou le troisième cercle, le off comme disent les Trissotins du théâtre.
Après la pause, sensuelle, dépliée, retour du re-foulé (vous) dans l’amphithéâtre. Elle est déjà au premier rang. Dans sa robe d’été, un peu juste aux épaules, boudeuse et hirsute. Elle démêle ses cheveux. Oui, bien sûr –le regard noir, à l’instant– pour vous reprocher de l’avoir décoiffée, devant Xénophane et Héraclite confondus de tant de beauté. Mais pourtant, enfin, belle comme la Reine de la Nuit par grand beau temps. Ah, les coudes, les oreilles, cette nuque (la main).
Vous reprenez votre numéro dans un désordre soigneusement anagogique : Dante (italien génial), Lautréamont (poète que vous avez relancé), Céline (bon d’accord mais quel talent), Zhuangzi (un Chi-nois), Bach (les fugues, les toccatas…), Claudel (catholique), Voltaire (libre penseur), Roth (un ami), les pigistes de la critique littéraire (ne savent pas lire), Joyce (votre successeur, dans le désordre), Sade (il vous doit sa Pléiade), Stendhal (petit gros), Cioran (vous a dédicacé Écartèlement : « Ta gueule, Ph. S. ! »), Beckett (vous doit toujours une tournée au Rosebud), Descartes (fermé pour raison grave), Saint-Simon (surtout connu pour ses mémoires), Mozart (mort trop jeune), Debord (votre filleul), Foucault (un ami de Sainte Anne), Bernanos (s’en fout, la mort), Hallier (a voulu vous étrangler), Pascal (les pensées), Jean-Paul II (a lu tous vos livres), Freud (on y revient toujours), Ponge (un admirateur), Heidegger (aussi inactuel que vous), Mauriac (premier bon plan), Rinaldi (soluble dans l’académique). Et aussi Pivot (ses lunettes en de-mi-lune), Bossuet, Rimbaud, sa sœur, Barthes, Leys, Breton (j’aime les papes), Soljenitsyne, Ca-sanova (il ne lui manque que le fume-cigarette), Kafka, Hölderlin, Lacan, Derrida, Clausewitz (vous l’avez relancé), Deleuze (suicide réussi), Sartre, Proust, Ionesco, Genet, Mallarmé (arrête ton Char), Blanchot, Baudelaire (votre semblable, votre frère), Picasso, Paulhan, Roussel, Quignard (à offrir à sa belle-mère)… et tutti quanti. As usual.
À la sortie, vous avez semé Monseigneur Vingt-Trois qui vous veut à goûter à l’archevêché. Vous filez avec elle au Montalembert. D’entrée, elle ordonne. Un thé vert pour commencer puis un nouvel agencement à ses cheveux. Soucieuse, elle questionne, innocente dans sa lubricité : –La péripétie du devenir modernisant se dé-borde-t-elle de l’intérieur ? Vous feignez une indignation à la Benny Lévy (deuxième époque). Mais l’occasion… Vous repre-nez la belle (au bon) : –Tâchons de préciser : la nouvelle catastrophe, confortable, syncrétique en diable, grandiose dans sa miniaturisation même, est rien moins qu’organisée. Amnésique peut-être… Suprême sans doute… Désinvolte toujours. S’il faut vraiment en tenter l’écriture (la main), ce sera un récit qui ne pourra valoir que par ce qui aura tenté de le faire se tarir. Se taire ? Elle (nouveau soupir). Sous la table, elle se ca-resse. C’est très grand et très touchant. –Venez donc passer quelques jours dans ma maison de vacances. Petite branleuse, grande rêveuse. Elle est di-recte. Elle embrasse profond. Elle jouit franc-jeu. –On part ? –On part.
Vous avez fermé à clé votre petit bureau de chez Gralimard (vous n’aimez pas l’idée que Kundera y furète en votre absence) et vous avez pris le train pour la rejoindre. Venise ? Pas si vite. Laisser mouiller un peu la lagune avant d’y glisser votre vaporetto. Attendre l’acqua alta (puisse-t-elle en-gloutir la Biennale). Pour l’heure, elle est une pas-sante de passade. Parmi d’autres. Peut-être, un matin d’automne, l’inviterez-vous à la Dogana. Ou à Murano. Alors, en attendant, plutôt le sud sempi-ternel. Sa maison de charme tyrannisée par le bon goût. Petit village. Campagne néo-rurale. Remplir la vacance et basta cosi. Allons, chiche. On est parti. Lou-Anne (un air de Josyane en plus sévère) vous invite et vous y attend. Donc, soit. C’est l’été. Elle sera votre Salomé, vous serez son Friedrich. Elle est votre Justine, vous ferez le malheur de sa vertu.
Pas d’air. Le matin, vous vous levez comme tout le monde. Après une douche (vous les aimez gla-ciales, comme l’accueil de vos livres par la critique), vous êtes frais et dispos (« Le Seigneur comble Son bien-aimé qui dort »), prêt à broder vos phrases au point d’ironie. Et tant pis, pour les mijaurées du prêt-à-lire, si l’on en voit les ourlets. S’il suffisait de répéter, répéter, répéter : « Le style, le style, le style ! » pour s’en trouver pourvu… Mais dans le matin miraculeux, vous posez sur le monde qui n’en demandait pas tant, votre regard éloigné, celui qui vous vaut, à la fois, tant de malentendus et cette paire de lunettes que vous ne portez que dans le huis-clos de votre intimité inviolée. On vous dit égocentrique, vous êtes amétrope. Comme le vieux Lévi-Strauss, (vous a-t-il assez bassiné aux cocktails Gralimard avec ses photos du Brésil !), vous regardez l’Univers (pas le café qui a fermé, le Cosmos) en essayant de ne jamais oublier que, pour les Bororos, Paris n’est plus le centre du monde ; pour les Nambikwara, les astres brillants dans la Pléiade n’évoquent pas la collection qui vous doit tant mais un vulgaire amas d’étoiles de la constellation du Taureau. Autres cieux ? Tu parles.
Été solaire. « Ce qui est profond aime le masque », disait Friedrich Wilhelm Nietzsche. Lou-Anne vous en applique un, désincrustant, chaque matin. Nous sommes en 95 après Barthes et en 74 pendant vous. Vous ? Oui, vous, là : So-lers, le sot-l’y-laisse des lettres. Grand bien leur fasse. Autour de vous, ils sont tous là, ou presque, les autres, les écriveurs. Par chance, vous ne les avez pas encore croisés mais on vous l’a dit. Une petite dizaine. D’ailleurs, ils « écrivent ». Le Spec-tacle ne doit-il pas battre son plein à la rentrée ? Le Système s’auto-répliquer ? Les livres s’entasser ? Les pigistes vous éreinter ? Parfois, le soir…whisky et spleen baudelairien. Dans le si-lence de la nuit, vous avez l’hallucination de les entendre besogner leurs claviers. Ça tapote en cadence. Bienheureux écrivassiers. Pas de stupre, du « suppr ». Pas de cul, du « ctrl ». Pas de risques, ils appuient toujours sur la bonne touche. Et il faudrait s’étonner que les livres, aujourd’hui, sentent la machine ? L’émasculation du Lettré passe dorénavant par la souris. Et la souris, c’est bien connu, passe quand toutes les dents sont tombées. « Savoir écrire, sa voix récrire » disait le vieux Jacques. Gommer, dégommer, ajouté-je.
Le Verbe s’est fait cher mais Solers n’a pas de Prix. Il en faut si peu pourtant pour faire un bon livre : une table, un stylo, des mouettes, des vagues, un phare, un vieux bordeaux… Fort heu-reusement, vous avez un de ces caractères (d’imprimerie) heureux qui jouissent (sans en-traves ?) d’être fondus et refondus. Vous avez tou-jours sur vous, à New York et à Delhi, chez Busnel et chez Denisot, cette mine de plomb dont sont faits les ors du Rhin.
Lou-Anne, fesses divines, bouche insatiable, sexe en bandoulière. Elle se vêt de rien, sobre vraiment, ce qu’on voudra de peignoir entrouvert. Elle vous a réservé un étage entier de sa maison. La Buissonnière. Torchons noués, kilims jetés ; les volets sang de bœuf, le pigeonnier-atelier, la glycine (surtout la glycine). Et le cabanon. Petite sadienne en vacances. Elle est « à votre sévice » (l’hystérique cherche un maître pour en faire un esclave). Mais toujours pas d’air. Aucun vent. Surtout, pas de vagues. L’absence de vagues, c’est ça, la platitude souveraine. Alors que dire, si ça ne parle pas. S’il n’y a rien à dire et personne pour écouter ce rien ? Vous pensez, nostalgie, à Ré, aux Jospin, à La Solersienne avec vue sur le Pont. Elle vous observe, vous interroge. Elle (se) réfléchit. –Votre roman avance, Phillipe ? –Ce n’est pas penser à ce que l’on pourrait dire ou montrer, sans entrer dans ce bonheur ultime qui fait qu’on touche (la main) ce que le son peut avoir de divin quand il se dérobe à l’image même du feu, et de ses voleurs, les mots (ils ont, pour le dire autrement, la signification qu’on leur donne si on le veut bien). On peut ? On doit ! –Paris vous manque ? –Paris m’a toujours manqué. Tant pis pour lui. –Que vous reproche-t-on ? –Tout. –Mais… quand même… Mao ? –Pour le col. –Balladur ? –Les chaussettes rouges. –Jean-Paul II ? –La pompe. –Delanoë ? –Les vélos.
Vous ne regrettez rien. Dans 1000 ans, on com-prendra… Médiatique ? À cause des attachées de presse en petite robe noire. Bavard ? Uniquement s’il y a des micros, des caméras ou des journaux. Sinon, rideau. Et à l’Opéra : se taire. Et en dormant : silence. Intellectuel ? D’accord mais global. Inclassable ? Si vous le dites. Homme-monde ? À la rigueur. Sociétaire du Spectacle ? Définitivement ! Pour comprendre Debord de l’intérieur (mais qui se souvient que c’est vous qui l’avez lancé en 2006 ?). Bouc émissaire ? Book émissaire, plutôt. –Bah, vos jeux de mots à la Delbourg… –Je me suis déjà expliqué à ce sujet : les mots sont les pièces d’un jeu de l’ego. On les assemble. Clic ! On les perd, on en retrouve sous le lit. On marche dessus, pieds nus. Aïe ! Mais si on sait les assembler : alors on peut tout (dé)construire.
Encore pas d’air. La vieille ferme, à l’écart du bourg, a des ombrosités de sieste. Lou-Anne fait ce qu’elle peut pour rester fraîche. Ah, ces cuisses infinies, quand elle les ouvre en grand. Tians aux légumes, chocolat sous l’oreiller. Tiens, Jean-Louis Chiflon à la terrasse des Platanes. Petit faiseur qui édite des « so what ? » comme celui que vous êtes en train de lire. Pas vous, le narrateur, vous le lec-teur. Faux air d’Alain Badiou (le foulard rouge ?). Yachtman à scooter, content de lui. Espadrilles, carnet de chèques et serviette en cuir. Il n’est pas là pour l’expo « Outils du passé – Passé de l’outil » qu’organise le musée du bressac (on vous a demandé d’écrire la préface du catalogue). Il est venu signer et faire signer. Des autographes ? Des contrats, pardi ! La République des Lettres (et Cie !), il l’incarne comme un ongle. Tous ces « auteurs » qui bachotent en rond sur les malheurs du père Plasson, c’est à lui (mais en leasing). Nous prenons un verre. Vous laissez venir. Il évoque Alice Donna. Vous convoquez Althusser. Il ôte une espadrille. Vous chaussez vos gros sabots. –Alors, quoi ? –Un projet pour vous. Dînons, je vous en par-lerai. Vous commandez un double Negroni (1/3 Marti-ni, 1/3 Campari, 1/3 gin).
Au courrier, une lettre. Preuve que quand on vous cherche, on vous trouve, et pas seulement au Sélect.
Cher Ph. S. Parce que c’est vous, parce que c’est moi. Moi, théoricien de l’extension de l’impossibilité de la baise chez les informaticiens. Sarkonisé et Canal Plussé au dernier degré… Vous, bouffon virevoltant de plateaux de télé en plateaux de fruits de mer, fume-cigarette mal éteint, honte internationale des écrivains français, pourtant peu traduits. J’en passe, et de plus abjects, pour en arriver à l’Idée : vous proposer d’échanger, par courrier (nul besoin de nous supporter dans la même pièce), nos im-pressions d’intellectuels maudits. Ensuite (mon éditeur est preneur), nous publions nos lettres à quelques centaines de milliers d’exemplaires. Les conditions d’une prompte réponse de votre part sont réunies. Michel Houelebeck
PS : Ne tenez, évidemment, aucun compte du pathétique projet tenté avec le navrant philosophe que vous savez. Il est, fort heureusement, passé inaperçu. Tout le monde, hélas, n’a pas votre pa-nache…
Oui, bon. De là à ne pas deviner la manœuvre du Céline des classes moyennes (pull bouloché, anticonformisme étalonné) qui voudrait que vous le lanciez… Correspondre ? Et puis quoi ! Désolé, je ne cor-responds à rien. À moins que… L’infini, tel quel… Mais laissons l’avenir faire son travail.
Lou-Anne est fascinée par Sade. Un après-midi (on est seuls avec nous-mêmes), nous parlons du divin marquis. Je lui raconte comment, au siècle dernier, je l’ai fait sortir de l’enfer où l’on brûlait ses livres pour le propulser jusque dans les mé-diathèques des sous-préfectures (et les boudoirs des sous-préfètes). Elle me serre très fort, recon-naissante. Dans nos ébats, je la découvre ségolé-nique. Un peu DRH, la nuque, la trique. La mienne et la sienne. Souvent, en équilibre au bord de la fadaise. –Ainsi, c’est déjà fini ? Vous ne l’aimez plus votre Lou-Anne ? –J’allais dire : Pas si vite ! (la main) –Si vous l’aimez, alors quoi ? –Les lenteurs, les portes forcloses à double tour. Les replis du sens qui se travaillent de l’intérieur. Mais, encore et toujours, plutôt que jan-séniste, jean foutre ! Nous rions comme dionysiens en bacchanales. Vertiges. Ecce ego : vous êtes comme ça… Et vous bandez (quand je dis vous, je pense à nous sans elle). Oui, Lou-Anne, mon apollinienne, tu l’auras cette fessée sur ton cul effrontément rebondi. Mais d’abord, cours de chinois. Ch’ien K’un Ch’ien K’un. Vous lui faites répéter en articulant bien. En réalité, j’allais dire, vous improvisez une calligraphie savante à l’encre de Chine ; eau, encre, plume, papier, la main. Elle n’ira pas vérifier. Elle est comme son époque, Lou-Anne, crédule, cinéphage, soumise au Spectaculaire, au Systématique, Twin Toweresque, tibétaine, vélibante, pornopuritaine, visiteuse d’expos au Grand Palais, acheteuse de vos livres… –Alors, quoi ? demande-t-elle. –Zhuangzi recommande le non-agir. –Mais vous n’arrêtez pas de vous agiter… –En apparence seulement. En réalité, je ne dis rien, ne l’ai-je donc pas assez répété ? Je me cache der-rière moi. Si peu l’ont compris.
Bribes après bribes, vous reconstituez l’histoire. Dans ces années-là, à Paris, le Bal Nègre n’est plus ce qu’il a été et, déjà, vous percez sous Mauriac. Le yé-yé vous ennuie, Hallier aussi. Pendant ce temps, à Courtonac, un vieux meunier disparaît. Il a découvert que son village allait être noyé. Où en est-il avec son désir d’anéantissement ? Le village, l’eau, le moulin… qu’est-ce que ça parle en lui ? Évidemment, le barrage (Spaltung), autrement dit le clivage, ça articule à cette place, j’allais dire dans l’inconscient, le lieu même que l’Autre évoque dans le recours à la parole (puisque ça le constitue). Et puis, il y a la jeune fille (il y a toujours une jeune fille : Ludi, Vita, Sidonie… jamais Mauricette ou So-lange). Là, c’est Lou-Anne, la vôtre, celle de La Buissonnière, elle est enfermée à double sens avec un quincailler (outils sémantiques à volonté) dans une cave (endroit surcoté en sémiocratie bar-thienne). Vous pensez la scène (il s’agit de trans-former l’objet réel en concret-de-pensée). Pourquoi n’a-t-on jamais retrouvé le corps du père Plasson ? Qui était au courant à part le père du Modiamo ?
Et puis soudain, ça ouvre (les vannes) : vous n’en avez rien à foutre de la forme romanesque. Vous savez, depuis toujours, que c’est en dépassant la forme qu’on touche le fond. Qui ne voit pas ça, ne comprend rien à vous. Plutôt que de noyer le village, ce qu’il fallait, c’était noyer celui qui l’a inventé. Et celui qui l’a édité. Et aussi les pigistes. Et la Bête. Et Tous ces parasites qui rient à l’ombre quand l’Écrivain se brûle les yeux à regarder en face le soleil du grand midi.
Elle cuisine, Lou-Anne. Elle parle indéfiniment avec son amie Karine mais jamais ne la baise ou ne la branle. Ou alors en votre absence ? Vous aimeriez pourtant la regarder jouir en dégustant un Martini (vous, pas elle). Soudain, prédestination, elle tombe sur votre « Évangile du Surhomme » et la voilà, folle amoureuse de Nietzsche, malgré sa moustache. Elle vous supplie de lui apprendre à danser comme Zarathoustra. Vous vous exécutez. Après ? Plein de bêtises délicieuses puis leçon de sanscrit. –Touche-à-tout ? –Le plus souvent possible. –Joueur ? –Volontiers. –On y va ? –C’est parti ! –« Mironton » ou « Barjabule » ? –« Mironton »… –Sur. –SOUS. –Déguisement. –MASQUE. –Intègre. –HONNÊTE. –Femme. –HOMME. –Gagner. –PERDRE.
Elle récapitule : « SOUS le MASQUE de l’HONNETE HOMME, il s’est acharné à PERDRE Othello » Vous demandez un indice. –Traître. –Renaud Matignon ? –Shakespeare. –Iago ! Elle vous embrasse et vous fête et vous étreint et vous console.
Écrire enfin. Ne plus manquer d’air. Se gratter le menton, tapoter sa tempe, pencher la tête, contem-pler le travail. Beau boulot. On le saura dans quelques siècles. En attendant, vous donnez ce qu’on exige de vous : un long interview à L’Éclair de Courtonac.
Au courrier, ça insiste. Soupirs. Vous ouvrez.
Cher Ph. S. On me dit (j’ai gardé quelques réseaux) que vous avez été approché pour un livre de lettres entre intellectuels maudits. Oubliez l’imposteur. S’il y en a un qui sait ce qu’exclusion, ostracisme et incompréhension veulent dire, c’est bien moi (et vous, évidemment). Mon éditeur est prêt. Nous at-tendons votre accord pour agir. Monsieur, bonsoir et à très bientôt, Patrick Poivre d’Armor
Allons, puisque soleil il y a, bronzer. Profond. Et utile : frayer avec mes confrères en congés sur-payés (autant que supporter se peut). Accepter les invitations à dîner (une sur dix). Céler l’ire quand il faudrait tancer. Donner le change en monnaie de singe. Lever le camp, à défaut du voile. Dîner, donc, chez Chiflon qui trône à sa façon, gros contrat et farces-attrapes dans son vieux car-table. Qui sera choisi ? Il veut voir les candidats de près. La Lune se cramoise, Schmit moralise, Plan-col est dans la tourmente, Modiamo feint de se souvenir, Pignol ruralise, Burbery chipote de la ba-guette, Muzo sourit à tout hasard, Delerme épluche des légumes… Tous visiblement sous Moraline 500 (en solution injectable).Vous bâillez en secret. Vin blanc plutôt. Un éditeur, Chiflon ? Autant qu’il est possible quand on ne naît pas du bon côté de la Seine. Ce soir, air satisfait. Il a un plan. Au cigare, il vous entraîne sur la terrasse : –Alors, Phillipe (je lui sais gré de bien pronon-cer les deux « l » et le « p » singulier), des projets ? Vous lui rappelez, sans ostentation, que vous publiez à la rentrée Est-ce Aime Est-ce ?, autobio-graphie libre rédigée en langage texto. Il vous prend le bras et vous glisse à voix basse : –Toujours aussi anti-moderne, hein ? Vous sa-vez que je peux vous aider pour le prix G ? (libido d’éditeur, on croirait qu’il parle du « point »). Puis, regardant de biais le Modiamo qui somnole : Après tout, vous le méritez autant que certains…
Point rouge du cigare dans la nuit. Vous goûtez, poignée de secondes, la proposition. Rapportez le trophée chez Gralimard et à vous le bureau avec fenêtre, plante verte à feuilles vernies et ligne télé-phonique directe. Sans compter la tête du Littell et des Big (Rufin, Schul, Quéfelec, Chamoisau, Cons-tant…). –À quoi pensez-vous ? demande le cigare. –À Dante. Qu’aurait-il fait à ma place ? –Oubliez le marché italien. Ça n’a rien à voir avec le nôtre… (Il pose sa main sur votre avant-bras.) –Mais Rimbaud… –Il signerait chez moi, du côté des Batignolles. Sérieusement, vous l’imaginez dans le VIIe ?
Frisson. Vous sentez la tentation vous frôler. Vous vous pensez un peu au-dessus de l’abîme. Vous vous jetez à l’autre. Vous demandez : Pour-quoi moi ? Pour quoi faire ? Il avale un énorme nuage de fumée. Il vous pince la joue et vous dé-livre enfin : « Un cahier de vacances pour intellec-tuels avec des quiz mao-lacaniens ». Verre de blanc à la figure ? Vous cherchez une citation, vous ne trouvez que : « L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art » (La Naissance de la tragé-die). Mais c’est tellement vrai pour vous que vous vous abstenez. Si des pigistes l’apprenaient, ils ne vous rateraient pas. La peste soit des plumitifs. Alors plutôt ceci : « Je vais réfléchir. Vous avez mon bonsoir. »
Se lever de la balancelle sous les étoiles (surtout les étoiles) et rentrer se coucher (un détour par les Platanes) en longeant la Glavoise. Que le vent les emporte. Mais il n’y en a pas. Et merde (à celui qui le lira).
Pascal Fioretto, L’Élégance du maigrichon © 2009, Éditions Chiflet & Cie.