Les journaux français sont miséricordieux. Ils ne veulent pas faire de peine à leurs bons amis.
Un proverbe chinois dit que quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Avec la presse française, c’est mieux : quand un scandale éclate, elle préfère regarder ailleurs pour ne pas avoir à faire de la peine aux personnalités impliquées. Lors des auditions de certains des acteurs de l’affaire EADS, il a beaucoup été question du comportement « moutonnier » des boursicoteurs. Mais que dire des journalistes ? Comme chacun sait, Le Figaro a publié le 3 octobre un rapport préliminaire de l’Autorité des marchés financiers (le gendarme de la bourse) faisant état de possibles délits d’initiés lors de la vente d’actions EADS par Lagardère, Daimler et 1200 cadres du groupe, dont la plupart des dirigeants, le 4 avril 2006.
Lagardère et Daimler, présentés comme des actionnaires industriels de l’entreprise européenne, ont récolté chacun 2 milliards d’euros en cédant des titres. Or, le 13 juin suivant, EADS, qui contrôle Airbus, annonçait de nouveaux retards sur son projet phare A380, avec les conséquences financières significatives (500 millions d’euros de résultat opérationnel en moins sur la période 2007-2010). Résultat, le cours de bourse chutait de 26 % pour se traiter à 18,73 euros. S’ils avaient attendu cette date, Lagardère et Daimler auraient donc obtenu chacun plus de 500 millions de moins. La question est de savoir s’ils savaient en avril qu’Airbus allait annoncer un retard du programme A380.
Arnaud Lagardère, grand pote – pardon, « frère » – de Super Sarko, a déjà répondu en juin 2006 en expliquant que s’il avait le choix entre passer pour un malhonnête ou un incompétent, il choisissait l’incompétence. C’est sans risque puisque tout le monde dans les milieux politiques et industriels jugent qu’il n’a pas la carrure pour diriger l’entreprise bâtie par son père Jean-Luc avec l’aide du pouvoir. L’enquête de l’AMF doit montrer s’il s’agit seulement d’incompétence ou d’incompétence et de malhonnêteté. L’affaire fait évidemment grand bruit et suscite de nombreuses réactions. Sauf que le débat s’éloigne rapidement d’un possible « délit d’initiés » (on est entre gens de bonne compagnie) pour se concentrer sur le rôle de l’État.
Il était temps, Paris-Match redécouvre l’investigation. Il faut dire que le nouveau grand manitou des magazines de Lagardère, Christian Villeneuve, a trouvé un spécialiste en la personne de Laurent Valdiguié, débauché du Parisien. L’investigateur nous livre donc dans le dernier numéro de l’hebdo du poids des mots et du choc des photos un récit circonstancié sur « EADS dans la tourmente ». On apprend que si Lagardère a vendu 7,5% de ses parts au capital, c’était « dans un souci de bonne gestion ». On apprend surtout que jusqu’au communiqué annonçant les retards de l’A380 et la chute du cours de la bourse, personne parmi les grands actionnaires et les dirigeants ne savait qu’il y avait des problèmes. Pas de doute, avec des enquêtes de ce tonneau, Paris Match va révolutionner l’info.
Le gouvernement était-il au courant de la décision de Lagardère de vendre ? A-t-il donné l’ordre à la Caisse des dépôts et consignations de racheter une partie des actions de Lagardère pour 600 millions d’euros au prix d’une perte de 200 millions ? Le Monde est exemplaire dans ce domaine : le journal a peu suivi les auditions parlementaires sur le sujet, préférant mener ses propres investigations. Qu’a-t-il appris ? « Matignon savait », proclame-t-il dans son édition du 13 octobre. Quoi ? « Lagardère avait informé Matignon et Bercy ». Quel scoop ! L’ancien ministre des Finances, Thierry Breton, avait déclaré au Sénat, dès le 5 octobre, que Lagardère et Daimler l’avaient sondé, en novembre 2005, de leur intention de vendre une partie de leurs actions. Il faut dire que Lagardère, qui possède le premier groupe de presse français et qui est actionnaire du Monde, compte des amis dans les médias. Ceux-ci n’ont pas envie de leur faire de peine. Ils sont convaincus que dans cette affaire il est incompétent et pas malhonnête.